samedi 5 juin 2010

La Promenade des Anglais (Sandro).

Autant le dire tout de suite, je suis un VIP.
Dès que j’ai décidé, sur un coup de tête, de retourner à Nice revoir la Promenade des Anglais, les choses sont allées très vite.
J’ai mis ma voiture - qui ne me quitte presque jamais- dans l’avion, et les évènements se sont enchaînés comme à l’accoutumée. Je suis assis en première classe et les hôtesses sont aimables avec moi. Parfois un peu nerveuses, car on me demande sans cesse si je n’ai besoin de rien.
A l’arrivée, même carrousel : j’ai eu droit à mon traitement de faveur habituel. Des agents avec gilets fluorescents, talkie-walkie et écouteurs d’oreille m'ont escorté, par un chemin dérobé, pour éviter la foule. Ce n’est pas que je craigne réellement des fans en délire, mais je n’aime plus les gens, voilà tout.

Je suis V.I.P, je vous dis.

Je ne fais rien comme tout le monde : j’ai repris ma voiture dès la sortie de l’aérogare, alors que les autres passagers faisaient encore la queue pour obtenir un taxi ou une voiture de location.
C’était la fin de l’après-midi, le soleil cognait encore fort, mais avec la brise de mer, la chaleur était supportable. Ma voiture filait sans bruit, à petite vitesse, le long des digues fortifiées de roches sur lesquelles s’étirent les pistes de l’aéroport.
J’ai mis le cap vers Magnan et la Californie, la brise légère dans mes cheveux. C’est un genre de cabriolet, ma voiture. Comme d’habitude, j’ai doublé par la droite tous les cloportes enfermés dans leur scarabée de tôle, englués comme des fourmis dans les bouchons. Je remonte les files sans appels de phares ni coups de klaxon, en souplesse. Vers la Californie, je suis carrément monté sur le large trottoir goudronné de rose qui constitue la Promenade sur les douze kilomètres de la Baie des Anges. J’ai slalomé entre les bacs à fleurs, les palmiers nains, les joggeuses en rose fluo et les marchands de glace ambulants. J’étais pleins gaz et les gens s’écartaient le plus souvent sans mot dire sur mon passage. Certains détournaient juste un peu la tête, mais c’est tout. Ils voient bien que je suis d’une autre planète, ils n’osent rien dire. Je suis V.I.P, je peux me permettre et c’est tout.
La mer roulait ses rouleaux pas très clairs, les embruns crachaient des ondées lacrymales. Le bruit de la marée était comme une sonate dans les sonotones des vieux messieurs bronzés qui marchaient vivement en short, les coudes au corps, pour tenter de vivre un an ou deux de plus que ce que les statistiques prédisent. Ils pleuraient leur collyre comme d’autres pleurent leur colère. C’étaient des automates un peu ridicules : ils marchaient comme des marathoniens, en se déhanchant comme de vieilles danseuses orientales. Quand ils avaient atteint l’aéroport, ils faisaient demi-tour et repartaient dans l’autre sens, la mousse de leurs poils blancs colée par la sueur sur le marron de leur torse fripé et tanné par le soleil.
Pour eux, on sentait bien qu’il en irait ainsi jusqu’à ce que mort s’ensuive. Aller du Casino Ruhl à la Californie et retour.
Je les regardais d’un air absent, mais un peu intrigué tout de même. Ils avaient une légèreté et un dynamisme que je n’avais plus, c’était une affaire entendue. Pour autant, je ne parvenais pas à les envier.
Passé le Negresco et l’ancien Palais de la méditerranée, je me suis approché de la rue Massenet, où j’avais habité jadis. J’ai traversé la Promenade et me suis garé directement devant la terrasse du « Mississipi ». Les autres tournent vingt minutes avant de parvenir à se garer et boire un verre. Moi pas. Je me gare devant la terrasse que j’ai choisi, un point c’est tout. Je suis VIP.
Je me suis installé sans attendre qu’on me désigne une table, et j’ai commandé une bouteille de Bandol rosé. Le garçon m’a demandé si j’attendais quelqu’un. J’ai répondu que non, que je picolais désormais seul, c’est meilleur. Il a haussé les épaules et retiré les autres verres de la table dressée. A Nice, c’est comme à Paris, les garçons de café ne s’étonnent plus de rien.
J’ai jeté un coup d’œil circulaire autour de moi. Les choses n’avaient guère changé en 25 ans. Le « Mississipi » hébergeait toujours quelques touristes anglais ou japonais et les traditionnelles femmes sur le retour, le visage lisse tendu à craquer par le botox et les coups de bistouri, ce qui contrastait avec leurs mains tavelées et leur cou plissé comme le front de Delon quand il prend son air fâché.
Il y avait également des gigolos en attente, qui buvaient de l’eau minérale car ils allaient avoir besoin de toutes leurs ressources pour parvenir au bout de leur nuit. Aussi quelques vieux danseurs de tango apprêtés et pathétiques, attendant l’heure du thé dansant.
J’ai bu mon Bandol consciencieusement, décilitre par décilitre. Ces choses-là, je ne les fais jamais à moitié. Puis j’ai lancé un billet de 50 euros sans attendre la monnaie, comme le font les voyous, j’ai remis le contact et suis reparti sur « la Prom ».

Arrivé à Magnan , vers la station « Elf », m’est revenue comme un boomerang cette nuit de février 1985, l’année où il a fait si froid et où les palmiers enneigés ont gelé sur la Promenade. J’étais alors steward, je rentrais chez moi après le dernier vol de nuit, celui de 0 heure 17 en provenance d’Orly. Je filais sur la Promenade pour retrouver Nina, et au troisième feu, cet anglais en Aston Martin m’a coupé la route, puis la colonne vertébrale. Les dernières paroles d’homme libre qui ont traversé mon cortex cérébral furent « ah, le con ». Après, il y eu le choc, le bruit, les bruits plutôt, interminables et variés.
Ce devait être un anglais daltonien, venu peindre la beauté de la Baie des Anges et qui a confondu les couleurs. Ou bien a maraîcher en goguette qui confondait l’orange sanguine des feux tricolores avec la tomate bien mûre. Il parait qu’il avait trop de sang dans son alcool.

Du Bloody Mary.

De fait, le choc fut bloody, mais je n’ai pas rencontré Mary. Sans doute ne reçoit-elle que sur rendez-vous. En revanche, je fus reçu à bras ouverts en réanimation et plus longuement encore dans les piscines de rééducation.
Et puis j’ai changé de voiture. J’ai une Sameva électrique, moteur 25 Kw, roues de 7 pouces, boite auto, toutes options.
Je la conduis d’une main, avec un « joy stick ». Tu parles. Qu’on me rende le mien.
Je suis VIP, Very Impotent Person.

A le voir là, au soleil de juin, le carrefour me parut bien banal, presque inoffensif. Il avait pourtant fait fuir Nina à toutes jambes, celles que je n’avais plus. Fuir mes amis, mon métier, mes jambes, mon cou, mes jambes à mon cou et le reste. Un vicieux et un retors, celui-là. Je ne le recommande pas.
N’empêche, j’ai repris le trottoir de la Promenade coté mer, et j’ai mis les gaz à fond. Oui, sur la tête des enfants que je n’ai pas eu, je jure bien que j’ai roulé plein gaz, les yeux fermés et les roues bien droites.
J’ai attendu de percuter des anglais. Je rêvais que j’en pulvérisais par brochettes entières. Pas des vieux en Aston Martin verte et casquette en tweed, non, leurs descendants, les rougeauds tatoués en débardeur fluo, le ventre proéminant et plein de bière. Je les pulvérisais avec mon bolide, aussi sûrement qu’une moissonneuse-batteuse implacable avale les épis et recrache le grain bien loin avec son bras télescopique. Je les envoyais hachés menu dans la stratosphère des jolies brunes que je n’aurais plus, la nécropole de leur croupe cambrée vers le ciel où ma tige ne s’enfonce plus. Le jus de moi qui ne jaillit plus et jamais ne créera de fillettes à couettes blondes qui jouent à la Nintendo DS en écoutant Amy Mc Donalds. Ni de garçons avec qui on joue au foot le soir à la fraîche, après le barbecue sur la pelouse, déguisés en Spiderman pour attraper les araignées qu’on a au plafond.

Je les expédiais dans la planète nébuleuse et saturnienne des petits déjeuners sur l’herbe, des coups de pied nonchalamment lancés dans les cannettes métalliques, la planète lointaine des escaliers descendus quatre à quatre.

Et soudain, le choc m’a projeté en avant. Quelque chose de compact et dur, mais j’ai senti tout de suite que ce n’était pas un anglais. J’étais déçu. Quand j’ai rouvert les yeux, un peu de sang coulait de mon menton sur ma chemise, mais je ne souffrais pas. De toutes façons, il y a longtemps que je ne sens plus rien.
L’obstacle était une sorte de poubelle géante en plastic, avec l’inscription : « Have safe and green sex. Please put your used condoms in the dedicated litter box ».(1)
Un bac à capotes anglaises. Décidément, ils sont trop forts, ces anglais. Je ne pourrais jamais les posséder tout à fait.
La Police Municipale était arrivée à VTT sur ces entrefaites, et avait entrepris de dresser Procès-verbal pour dégradation de mobilier urbain.
Celui des deux qui tenait le stylo cachait mal son embarras au moment de cocher la marque et le type de mon véhicule sur la case appropriée de son carnet à souches.
Mais je n’avais plus de colère, le Bandol commençait à faire sérieusement son effet et il était devenu mon ami.
J’ai fermé les yeux de nouveau, et les anglais, j’ai décidé une fois pour toutes de les envoyer promener.                            
                          
                                                    Sandro


(1) « Ayez des rapports sexuels protégés et écologiques. Merci de jeter vos préservatifs usagés dans la poubelle placée à cet effet ».

5 commentaires:

  1. déguisés en Spiderman pour attraper les araignées qu’on a au plafond.

    Des araignées pareilles faut les protéger .

    Very Nice ....

    Sans haine ni violence ....

    Had .

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  2. VavaVoum, à fond la caisse !
    La conduite, d'un seul doigt sur le joystick...

    La voiture de nos rêves, pourvu que ce ne soit qu'un rêve.

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  3. Ranta :

    life in the fast lane

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  4. Belle surprise (la voiture dans l'avion, VIP). Je ne sais pas s'il faut voir dans ce texte de l'humour noir, mais ça m'a bien amusé. La vie est dégueulasse...

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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