lundi 3 mai 2010

Une passante considérable (Sandro)


Il faisait chaud, trop chaud pour la saison.
Je crois bien que c'était un temps déraisonnable, comme le reste.
J'ai jeté un dernier coup d'œil circulaire à mon salon, un peu vieilli, un peu tapé.
Ce fut un chouette salon  design et art moderne, avec la table basse et la bibliothèque en verre dépoli entrelacé de fer forgé vert de gris. Une fleur artificielle violette en cristal, des choses comme cela. Du vieux moderne. Un disque d'Alain Bashung jeté sur le canapé, un ouvrage de Beckett encore ouvert. "Oh, les beaux jours", ça s'appelle. Aux éditions de Minuit. Ca ne s'invente pas. Il y a aussi des factures qui s'amoncellent et des radios pulmonaires entassées sous un vieux numéro des Inrockuptibles.

J'ai claqué la porte de l'appartement derrière moi et ça ne m'a rien fait de spécial.
Rien du tout, je vous dis.

Dans l'ascenseur, je me suis jeté un coup d’œil de travers dans le miroir, comme on en lance à ceux qu'on suspecte de préparer un mauvais coup.
J'ai mis un blouson léger de toile grise. Je sais pourquoi je porte celui-là et pas un autre, mais ça ne vous regarde pas.
Sur mon crâne glabre, j'ai vissé une casquette de cuir, qui me donne un air à mi-chemin entre Ticky Holgado et Hanna Schygulla dans "Lili Marleen". J'ai également des sourcils à la Nosferatu, c'est-à-dire que je n'en ai plus.

Et je suis sorti dans la rue, où j'ai tout pris de face comme le nageur imprudent boit la tasse: la chaleur de ce mois d'avril déraisonnable, les klaxons des voitures, les pétarades des scooters, les piétons qui courraient comme des fourmis après on ne sait quoi.

Je me suis dirigé vers le Parc Monceau par la rue de Prony.

Le lieu était plein comme un œuf et bruissait de piaillements divers, hommes, femmes, enfants et oiseaux entremêlés dans un concert anarchique et illisible. Par moments, tout de même, les rouges-gorges semblaient l'emporter sur le grincement des trottinettes.

J'ai marché doucement - car je transpire vite en ce moment - à la recherche d'un banc libre.
Je l'ai finalement trouvé, à l'ombre d'un kiosque à musique.
Dans ma poche intérieure, il y a une enveloppe blanche et vide. Au début, je voulais écrire une lettre, mais je me suis vite rendu compte que je n'avais plus grand monde à qui écrire. Les amis, la famille, j'ai trop marché derrière leur boite, avec parfois même pas de vent pour agiter les fleurs.
Alors non, pas de lettre.

J'ai laissé couler un peu de temps, en comptant jusqu'à cent . C'est mon cache-cache à moi, un jeu de hasard sans casino. A cinquante contre un, on perd. A cinquante, j'ai sorti de ma poche le sac plastic que m'a donné Tony. C'est un ami, Tony, même si nous ne nous donnons pas l'accolade pour un rien. Je sais que certains le tiennent pour quantité négligeable, mais moi je sais qu'on se comprend sans se parler, et c'est ce qui m'importe.

Hier soir, il est venu prendre un café chez moi, en s'excusant de ne pas pouvoir rester. En partant, il a juste déposé un sac plastic sur la table basse en murmurant : "le truc que tu m'avais demandé".
Puis il est parti en mimant le salut militaire américain, du moins une version libre un peu stylisée, parce qu'il faut bien dire que Tony, c'est un artiste.
Et voilà, le sac et son contenu sont à présent dans mes mains moites sur ce banc vermoulu, je regarde autour de moi avec l'air de celui à qui on ne la fait pas derrière mes lunettes de soleil. Pendant que mes yeux fixent un massif de rhododendrons, mes doigts déchiffrent la crosse du revolver, lisent les renflements du barillet, suivent le canon et son cran de mire final.
Bien sur ce n'est pas très sérieux de faire ça au parc Monceau, avec tous ces gosses qui jouent, mais est-ce que la vie m'a pris au sérieux, moi?

Je comptais toujours. A soixante six, elle est rentrée dans mon champ de vision, évidente et improbable .
Une jeune femme très brune avec une robe trop blanche qui faisait mal aux yeux, fine comme liane, déliée et souple. Un visage indéchiffrable, un corps flou.

Elle a ondulé au ralenti, comme les rideaux bougent lorsqu'on laisse la fenêtre ouverte.

Elle a avisé un bref instant un banc où se bousculaient des enfants aux doigts chocolatés et à la frimousse barbouillée de confiture.
Puis elle a vaguement porté le regard vers un couple de vieux qui prenait le soleil, avec des yeux octogonaux de lézards brésiliens. Mais elle s'est ravisée.

Et enfin, de guerre lasse, elle a conduit ses pas vers mon banc. Ses pas que j'ai compté. Quatre.
Puis trois, deux, un et elle était devant moi, palpable comme un coup de poing, avec une moue vaguement écœurée, un peu lasse.

Elle m'a inspectée de bas en haut, puis l'inverse.
Résignée, elle s'est assise à mes cotés, après un regard furtif à l'état de propreté du banc, jaugeant son impact potentiel sur sa robe de popeline blanche.

Elle s'est posée comme seuls les chats le font, en souplesse et de travers, après avoir fait le tour de l'endroit.
C'était une féline, c'est sûr. J'ai presque senti la griffure.

Je tentais de respirer calmement, en décomposant bien le mouvement, comme un bon maître-nageur l'enseigne à ceux qui vont se noyer.

J'avais toujours la main fermée comme une huître sur la crosse du Ruger, une main un peu moite à présent, avec mon geste figé dans le mouvement comme un patineur gelé sur la glace des ralentis télévisuels. Plus moyen de lâcher ce truc, la raison de tout cela. Je n'entendais plus de bruits, plus rien, même pas raison.

J'étais résolument muet, comme le sont les douleurs ou les fous qui ont renoncé à dire ce qui leur arrive. Du temps a coulé, je ne saurais dire combien, ça fuyait comme une baignoire folle qui déborde.

Et contre toute attente, c'est elle qui a parlé.
Sans tourner la tête, les yeux droit devant.
Elle a dit tranquillement :

-"Il fait chaud pour un lundi".

J'ai hoché gravement la tête, en mimant celui qui comprend. Cette phrase m'apparut d'une profondeur et d'une pertinence incontestables, mâtinée d'un humour qui ne souffrait aucune réplique.
C'est tout ce qu'elle a dit. Et puis elle s'est levée, s'est éloignée en ondulant de la croupe et de la robe, ses minces mollets bronzés luttant pour ne pas tordre ses talons hauts sur le gravier inégal.

"Il fait chaud pour un lundi". C'est tout ce qu'elle a dit, mais il est vrai qu'il n'y avait rien d'autre à dire.

Ce fut une passante considérable.

J'ai avisé mon sac plastic, je l'ai fourré sous mon blouson et me suis levé à mon tour, lentement et sans trop y croire.
Je me suis regardé marcher dans le parc vers les grilles de la sortie.
Je sais que je reviendrai demain.
A la fraîche.



                                                                                                       Sandro

9 commentaires:

  1. Le titre est bien sûr un clin d'oeil à Mallarmé dans son hommage à Rimbaud : "ce fut un passant considérable".
    Aussi un clin d'oeil à Christophe Bevilacqua, que les imbéciles prennent pour un con. Et qui, dans son dernier spectacle, lance une chanson avec ce mot .

    Pour le resten, chacun peut -et doit-y voir ce qu'il veut. Une simple jolie fille, une "dame blanche" qui hante les lieux, ou la Madone.
    Chez moi, les textes sont "open bar": on peut apporter son flacon -ou sa flasque- pour chercher l'ivresse qui convient le mieux.

    Sandro

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  2. J'ai toujours été fasciné par les infirmières, par cette sorte de vie qu'elles apportent aux malades.Surtout quand elles sont jolies et souriantes... Des dames blanches aussi.

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  3. A ses ailes invisibles, certainement repliées sous sa robe, moi j'ai bien vu que c'était un ange.

    Ou une étudiante.
    Tout pareil.

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  4. Avec même pas de vent pour agiter mes fleurs.Pour moi ce sera des bouteilles . Pas de fleurs.
    Le sourire me vient quand je pense à Marie Christine, elle avait choisi la colonnade pour venir s'assoir à coté de moi, les copains me charriaient sur les canards. Nous usions notre belle jeunesse à lire Sartre.Qui se souvient de ses canards?

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  5. Il y a un truc qui me chiffonne dans cette histoire, c'est le Ruger ....

    Tony , qui fut longtemps un camarade de travail est toujours resté fidèle au 45 Colt que j'ai personnellement abandonné aprés un rififi foireux rue Parodie-Revelli.

    J'ai eu beau vouloir le convertir au 38 spécial SW ou au 357 magnum du même éditeur, rien à faire !

    Sans doute un objet trouvé...

    Snoopy

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  6. Que du beau monde autour de mon banc...
    La mystérieuse robe blanche n'y est sans doute pas étrangère.
    Par nuit claire, on dit méme qu'il y a des ours blancs qui sortent du bois au parc Monceau, du côté du kiosque à musiques bizarres.
    @Snoopy: j'ai une faiblesse particulière pour le Rüger SP 101 en version Stainless ( chromé).
    Petite taille, esthétique, crache un 38 SP semi-chemisé de bon aloi.Chacun ses madeleines, Commercy n'a pas le monopole de la mémoire.
    Une arme de dame, dit-on . Ca tombe bien ici...
    Oui, la rue Parodie-Revelli est bien loin.
    Qu'importe...
    Sandro

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  7. L'histoire est belle, et bien écrite, mais elle ne dit pas si le racontant est revenu avec son arme... on peut donc encore espérer?
    J'ai beaucoup aimé.
    Véronique alias F.

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  8. Salut Sandro,

    Donc vous vous caché par ici. :-)

    Savez vous que vous avez pris place avec un de vos commentaires dans un article qui a suivi.

    J'ai espéré vous y retrouver.

    PV, je crois qui n'aime pas trop me retrouver tous les jours.
    Bon article.

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  9. Salut Sandro

    bonjour à tous .

    Fait froid pour un mercredi ici ...

    Le pourcentage de cons a encore augmenté à Ago .

    Rocla .

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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