jeudi 13 mai 2010

Racistes (F. Spassky)

Cela arriva par une de ces banales soirées tropicales qui, comme leur nom l’indique, n’ont lieu que sous les tropiques et uniquement à la nuit tombée.

Monsieur et Madame Grandemanche, coopérants français en mission au Gabon, prenaient le frais à l’intérieur de leur maison en écoutant de la musique classique, toutes portes et fenêtres ouvertes. Le boy avait terminé son service, ils étaient seuls.
Pile au moment où le concerto s’arrêta, un singe apparut dans la lumière de leur terrasse, un chimpanzé adulte qui portait au cou un collier dont pendait une chaîne cassée, que l’animal faisait tourner dans la main.
Ebloui par la lumière, il s’arrêta un instant sur le pas de la porte et entra dans le salon. Puis il se mit à essayer systématiquement les fauteuils libres, allant de l’un à l’autre en se dandinant.
Inutile de dire que Monsieur et Madame Grandemanche étaient terrorisés. Ils avaient entendu des histoires effrayantes sur ces singes à la morsure redoutable et à la force colossale. Celui-ci était peut-être apprivoisé, en tous cas il appartenait à quelqu’un si l’on se fiait à son collier et sa chaîne. Paralysés de peur, ils eurent toutefois la présence d’esprit de ne pas hurler ni faire de geste brusque.
L’animal, heureusement, ne semblait pas agressif ; il avait fini par choisir de s’installer dans le canapé en rotin et continuait de regarder partout en clignant des yeux. Un moment il décolla du mur un tableau au-dessus de lui pour voir s’il y avait quelque chose derrière puis, son examen l’ayant satisfait, il croisa les bras et déclara d’une voix forte : « Je me taperais bien une bière.. »

Sur le moment, Monsieur et Madame Grandemanche crurent à une hallucination, mais le singe répéta distinctement  : « Je me taperais bien une petite bière..  »
Monsieur, en train d’imaginer une stratégie qui lui aurait permis sans effrayer l’animal d’accéder au téléphone pour appeler la gendarmerie, en oublia tout…
— Mais… Vous parlez ?
— Ben oui, je parle : vous n’auriez pas une bière, des fois  ?
— Mais..  Un chimpanzé ne parle pas ! Comment se fait-il… ?
— C’est comme ça : j’en ai marre de faire le singe, à force cela devient pénible ; alors, cette bière, vous en avez  ?
— Euh, non désolés, balbutia Madame, mais du coca-cola…
— Ah non, je ne bois pas de cette saloperie chimique !…Une Suze, alors? J’aime bien la Suze, je finissait les verres chez mon maître.
— Oui, je crois, dit-elle en se levant pour aller le préparer.

Comme elle passait devant le singe, celui-ci la détailla avec insistance:
— Dites, vous ne seriez pas intéressée à copuler avec un chimpanzé dans la force de l’âge, dès fois ?
— Je vous prie, un peu de respect monsieur… euh…le singe… !
— Casimir… Mon dernier maître m’appelait Casimir. Un vrai con : à chaque fois qu’il avait des invités il me fallait faire le chimpanzé, manger des bananes, faire « hou – hou » en se grattant les aisselles, grimper aux arbres, pffff…
— Mais enfin, que font alors les singes?
— Ben comme tout le monde, ils mangent, ils dorment, ils cherchent de la nourriture, ils copulent, ils se chamaillent. Mais ils ne font pas « hou-hou », en se ventilant sous les bras sauf quand on leur demande.
— Votre Suze…
— Merci ma petite guenon , dit-il à Madame Grandemanche lorsqu’elle posa avec beaucoup d’appréhension le verre devant lui, vous êtes sûre, pour le chimpanzé dans la force de l’âge ?
— Euh… non merci Monsieur Casimir.
— Bon, bon, c’est dommage. Mais vous avez tort : vous n’avez pas idée de ce que l’on peut faire avec quatre mains et quand on est pourvu d’un os pénien…
— (…)
— Au fait, si je suis venu vers votre maison, c’est à cause  de la musique. Le n° 1 de Rachmaninov, c’est bien, mais soit dit sans vous offenser, le N°2 lui est bien supérieur…
— Parce que, en plus, vous, vous vous y connaissez en musique classique ?
— Ben, oui pourquoi ? Mais vous avez de la chance de ne pas être obligés de vivre tout le temps en Afrique ! Ce qu’ils m’emmerdent les Gabonais avec leur musique de sauvages… Boum, badaboum, tam tam… De la daube…
— Mais … euh… Tous les singes sont comme vous ?
— C’est-à-dire ?
— Ils parlent, ils écoutent de la musique classique, tout ça, quoi ?….
— Pfff… Evidemment ! Enfin, sans doute. On n’en parle pas entre nous…
— Mais alors, pourquoi le cachent-ils ?
— C’est ça le problème : si on veut la paix, faut faire le singe. Imaginez, ils découvriraient qu’on est intelligents, que feraient-ils à votre avis ?
— Je ne sais pas…
— Ben voyons, ils nous enverraient bosser à l’usine. À la chaîne ! Vous imaginez  le nombre de boulons qu’on peut visser avec quatre mains travaillant en même temps ? Ils nous obligeraient à faire les marioles en haut des échafaudages, creuser au fond des mines…merci bien !
— Mais alors pourquoi faites vous ce .. euh… ce outing ?
— J’ai décidé de m’élever dans l’échelle sociale. Déjà chez les singes-singes j’étais en quelque sorte un type supérieur, un chef. Mais quand ces enfoirés d’humains – sauf votre respect – ont réussi à me capturer,  j’ai compris qu’il faudrait que je franchisse le pas. Question de considération et de standing, en quelque sorte.
— Et comment allez-vous faire ?
— Déjà, c’est sûr, faut que je m’accouple avec une humaine. Avoir une humaine comme femelle, c’est classe. Les nôtres sont capricieuses, sentent mauvais, n’ont pas de nichons, n’ont aucune idée de la bonne cuisine et, franchement, pour la conversation….
— (…)
— Pour votre dame, là, j’étais sérieux tout à l’heure… Elle ferait une bonne action. Vous êtes  peut-être polygame ?
— Non, non, monogame…
— Une fille, peut-être, pour que je lui fasse un enfant ?
— Oui, elle est restée en France, mais non, grand Dieu, quelle horreur !
— Pourquoi, elle aime pas les poilus ?
— Non, ce n’est pas ça, mais enfin… ce n’est pas possible…Vous n’êtes pas de la même espèce !
— Oui, je comprends. Mais j’ai l’intention de m’assimiler complètement, n’ayez crainte : je vais mettre des habits, apprendre la Marseillaise, faire ma crotte où il faut, tout ça…. J’ai déjà essayé des vêtements de mon dernier maître, c’était  trop grand, mais avec des retouches… Les chaussures, par contre, là, ça craint. Vous pensez que je pourrais me faire faire des chaussures spéciales ?
— Peut-être à partir de gants épais ? dit Madame.
— Oualà…. À partir de gants ! Elle est pas idiote, hein, votre femelle !
— Mais, enfin, pourquoi ne voulez-vous pas rester avec les singes ? reprit Monsieur, vous serez malheureux au milieu des humains !
— Vous rigolez ou quoi : vous avez déjà fréquenté des gorilles ?
— Euh, non…
— Plus cons, y a pas… Susceptibles en plus. Et pas un gramme de délicatesse, des brutes, quoi…Le genre à écouter du rap…ou à faire CRS...
— Les gorilles ? mais il n’y en a presque plus !
— Peut-être, mais qu’est-ce que vous croyez, qu’il n’y a que ça comme singes ? Et les babouins ? Non mais, vous avez vu la gueule qu’ils ont ? Et les macaques alors, par exemple ?… Z’avez jamais eu des macaques comme voisins, ça se voit  !
— Pourquoi ?
— Ils gueulent toute la journée, viennent en bande vous piquer vos affaires, vous caillassent au passage… Ils sont insupportables.
— Et les bonobos ?
— Ouaip, les bonobos… De vrais salauds, ceux-là…  Ils essaient de vous faire croire à une intelligence de singe, mais  façon singe : des social-traîtres… Faut vous méfier d’eux, un jour ils vous foutront un bordel sans nom, vous n’allez pas comprendre ce qui vous arrive… Déjà, le sida, à votre avis, qui l’a transmis chez vous ?
— Noooon ?
— Ben si. Y a plein de pédés  chez les bonobos… Non, finalement je me verrais plutôt mieux vivre au milieu des humains. Mais libre, normal, quoi… J’en ai marre des serpents, des éléphants et des phacochères.  Tenez, les gnous, par exemple – rien que le nom, hein ?– si vous saviez comme ils sont stupides…  Il n’y a rien à en tirer. Vous approchez un peu, pffft… ils foutent le camp ! Comment voulez-vous nouer des relations durables ? Et une girafe, vous vous imaginez causer à une girafe ? rien que pour la regarder dans les yeux faut grimer dans un arbre… Et je vous dis pas les crocodiles !… Pour eux vous êtes juste un casse-croûte. Non, franchement, la jungle, c’est pas top…
— Vous voulez donc vivre comme nous ?
Yeah, man ! Mon rêve, c’est une petite femelle blonde, un bain moussant et du café avec des tartines… Et une bière fraîche de temps en temps.
— Parce que vous buvez aussi du café ?
— Et pourquoi pas ?…  Dites, vous pensez qu’en montrant que je sais parler et que je suis intelligent je pourrais avoir des papiers ?
— Des papiers ?
— Ben oui, des papiers d’homme-singe, une carte d’identité, un titre de séjour…Je pourrais prendre un nom bien français : Casimir Chain... ou Casimir Panzé, qu'en pensez-vous ?
— Euh… Ici, je ne sais pas, mais en France avec les lois Sarkozy, à mon avis…
— Ouais, je sais. Ce Sarkozy-là, ce n’est pas un bon toubab… Il est contre l’immigration venant d’Afrique. Et son Portefeux, là, pareil... Mais remarquez, je suis pas musulman, et en plus je pourrais lui rendre des services…
— Des services ?
— Ouais. « Conseiller spécial du Président en animaux »… Vous n’y connaissez rien : quand je pense qu’il y a des abrutis chez vous pour vouloir protéger les lions ou les éléphants… Tu parles ! De la saloperie tout ça. Faut juste garder les vaches, les moutons et les chimpanzés, c’est tout…Le reste c'est que du nuisible...
— Euh… cela m’étonnerait qu’il soit intéressé. Brigitte Bardot, peut-être… Franchement vous feriez mieux de rester au Gabon… Mais dites, et si vous retourniez maintenant chez votre maître et que vous lui expliquiez ?
— Pas question…
— Et d’abord, c’était qui votre maître ?
— Le docteur N’Gotto. Vous savez pourquoi il a des singes en captivité ? Il a raté son examen, il a jamais été chirurgien et il s’entraîne sur des singes… Je vous conseille pas de vous faire opérer par lui !
— Ah ? Est-ce possible ? Vous venez de chez Abdoulaye N’Gotto ?
— Si je vous le dis… Demandez-lui un jour ses diplômes… Vous voyez bien, une vie de singe, dès fois, ça a des inconvénients…
— Hum, voulez-vous que je lui téléphone, pour lui expliquer ? plaider votre cause ? je dois avoir son numéro personnel quelque part…
— Pfff… M’étonnerait que ça serve à quelque chose…
— Laissez-moi essayer…

Monsieur Grandemanche se leva, sortit un instant de la pièce, mais revint avec un fusil de chasse chargé. Il tira deux cartouches presque à bout portant sur le singe. Puis il décrocha le téléphone et appela le docteur N‘Gotto :

— Dis-moi Abdoulaye, faut que t’arrêtes tes conneries, là… Oui, ton programme de stimulation de cerveaux de chimpanzés… Ca leur donne des idées : y en a un qui s’était  échappé de chez toi, il voulait de la bière, une carte d’identité et, en plus, il envisageait sérieusement de sauter Monique… Viens chercher son cadavre.

Un singe qui parle ! Et puis quoi encore ?… Songea-t-il, en raccrochant le téléphone.

Frederic Spassky



4 commentaires:

  1. Des fort en gueule ces chimpanzés

    L'ours blanc

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  2. J'ai bien rigolé tout en pensant que c'est ainsi que certains blancs voient les Africains.

    Si le but était de brocarder tous les racistes il est atteint. Néanmoins il faut une certaine dose de courage pour traiter un tel sujet ainsi et ne pas être soupçonné d'une seul once de racisme.

    Bon, ça n'empêchera pas que du côté de Tourcoing il y en ai un qui va sauter de joie à dénoncer ce salopard de Léon.

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  3. Marrant, je n'avais pas du tout pensé, en l'écrivant, à une parabole de ce genre. Mais ça peut l'être effectivement

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  4. Un os pénien ? Vous êtes sûr ?? Mais ça remet en cause l'évolution, ça !

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Photo : Kiji, Russie par Toche

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