mercredi 12 janvier 2011

Cette nuit, rien.( Sandro)



Hier, maman est morte.
C’était une bien vieille dame, elle était tout au bout de la vie. Ca tremblotait tant au bout de son bras décharné, son corps absent, qu’elle l’a appelé longtemps, sa nuit. Des années. Et puis elle est venue hier. D’un coup, comme un voleur de sac.
Pour tout dire, ce fût presque une délivrance de la savoir apaisée.

Non, c’est juste que c’était ma maman et que je n’en ai pas d’autre.

Tiens, c’est un bon mot ça, il faudra que je l’écrive dans mon carnet à mots. Parce que j’ai un carnet à mots, je vous raconterai.
Cet après-midi, c’était l’incinération. Bûcher moderne, adieux irréels et fictifs baignant dans une vague symphonie de Beethoven. Ou de Purcell, je n’en sais rien. La musique ne me parle pas.
Après avoir déposé l’urne chez moi, je suis allé directement à l’hôtel en métro. Je suis veilleur de nuit, j’ai la tête dans les étoiles. Des étoiles, l’hôtel en a peu : c’est une rue et un quartier de passage, les gens changent tout le temps, ils arrivent un peu déglingués, presque nus, parfois sans bagage.
Ce n’est pas trop cher non plus, il faut bien le dire.
Je l’ai vu de loin, avec son enseigne bleue qui clignote et se reflète dans les flaques sales du trottoir mouillé. Le « L » de Hôtel est bancal, il ne s’éclaire plus. Du coup, on lit « Hote ».
Je suis entré à la réception, ai salué Sonia, la gérante, qui m’attendait pour partir. Comme à l’accoutumée, elle m’a passé les consignes : faire attention au type de la 22, qui semble bien allumé. Se méfier des chèques. Ne pas accepter de prostituées. Interdire aux clients de cuisiner dans les chambres. Penser à brancher la vidéosurveillance après 21 heures. Avoir à portée de main le faux billet de 100 euros à donner en cas de braquage.

Oui, Sonia, oui, comme d’habitude.
Sonia. Quand j’ai commencé ici, il y a deux ans, je dois dire qu’elle m’avait attirée, bien qu’elle ne soit pas franchement belle, ni même jolie. J’ai cru un moment que je lui plaisais aussi, et puis ça ne s’est pas fait. Je réfléchis trop.

Elle m’a embrassé affectueusement, en me recommandant de ne pas trop écrire. Parce qu’elle sait que la nuit, j’écris, sur un gros carnet noir. Mon carnet de mots. Je note ceux qui dérivent au fil de l’eau comme des troncs d’arbre dans le fleuve reptilien de mon cerveau. Il y a de tout, des anguilles, des poissons-pilote, mais aussi de vieux crocodiles. Des bouts d’histoires suicidées, consignées dans un carnet noir, avec l’indication des dates. J’écris ce qui sonne à mes synapses. Sonia dit que c’est de la poésie. Moi, je ne sais pas. Ca donne des choses comme :

« Fusil de chiens »
« Vacarme des larmes »
« Peau de métro »
« Lunettes de lune »
« Missile sans domicile »
« Autel sang zétoile : venir avec larmes et bagages ».

Ca, c’était le mois dernier. Hier, j’ai noté :

« Luzerne en berne »
« Partir sans maudire »
« Le temps est un serial qui leurre »
« Veilleur de nuit, veilleur de vie ».

A cause de maman, sans doute. Va savoir.

Et puis je me suis installé pour la nuit. Un vieux CD de Thiéfaine sur la mini-chaîne poussiéreuse. Café. Cigarettes.
Ce fut une soirée calme.
Deux hollandais, sac à dos et cannettes de bière à la main. J’ai fait jeter les cannettes. Faut sauver les apparences.
Une junkie bien sage et très polie, presque déjà partie, avec plein de vide dans les yeux. Faire payer en espèces. Petit déjeuner ? Non, pas de petit déjeuner.
Un couple d’homos à l’ancienne. Discrets, un peu anxieux, vaguement honteux. Paiement en liquide.
Un petit cadre de province envoyé là par l’hôtel d’à coté, qui affiche toujours complet. Paiement par carte, réveil à 6 heures 15.

Thiefaine parlait de l’ascenseur de 23 heures 43, d’un vol transneuronal de la Noctalopus Airlines. Des histoires de dingues et de paumés, quoi.

J’ai sorti le carnet noir, mais rien n’est venu. Pas d’idée, pas d’image.
Ah si, peut être un jeu de mots sur le temps, un truc comme « je ne sais Pâques An », mais c’est resté vague parce qu’un type encapuché avec un foulard sur le nez est entré, avec le canon de son fusil à pompe qui dépassait de sa parka comme une vulgaire canne à pêche.
Je n’ai pas eu peur. Il est déjà venu deux fois cette année. Il ne parle pas, il tape juste un peu du coin du fusil sur le comptoir de l’accueil et désigne la caisse d’un coup de menton.
J’ai les mains bien à plat sur le comptoir. Lui faire comprendre que je n’ai pas d’arme. Que je n’ai pas peur. Lui donner le faux billet de 100 euros.
Le voir repartir, marchant à reculons dans le hall et faire un doigt d’honneur à la caméra de surveillance.

Après, appeler les flics, pour la plainte. Lui donner cinq bonnes minutes d’avance, à Berkan. Car je crois bien que c’est Berkan, le petit turc qui est plongeur au restaurant d’en face. C’est pour ça qu’il ne parle pas. On se connaît un peu. Je fais celui qui ne le reconnaît pas. En échange, il n’est pas violent. C’est un truc entre nous, comme une solidarité tacite de nuiteux.

Les flics sont venus. Un petit jeune excité qui semblait y croire encore et un vieux sage à l’imperméable usé qui donnait l’air de n’en avoir plus rien à foutre de rien.
Un signalement ? Non, rien de spécial. Un petit, une parka, un foulard. Accent ? Non, il n’a rien dit. Caméra ? Oui, venez, c’est par là. Préjudice? 600 euros. En liquide.

Sonia sera contente, on gagne 500 euros. Faudra juste penser à remplacer le faux billet de 100, mais ça, on en a un tout stock.
Oui, passer demain matin signer le PV au Commissariat, bien sûr Messieurs, merci bien.

Tout cela m’a mené vers les 5 heures 30, peut être 6 heures du matin. Pas eu le temps d’écrire. Alors sur le carnet noir, j’ai noté :

« Cette nuit, rien ».

Et je l’ai refermé, fourré dans ma sacoche et je suis parti à 7 heures, à l’arrivée de la relève et des femmes de chambre. Dehors, il pleuvait toujours et l’amorce d’une aube blanchâtre se battait en duel avec le reste du ciel violet, où se découpaient des cheminées noires et des antennes de télé.

Descente au métro.

Sur le quai presque désert et les murs de faïence blancs dominait le nombril bronzé d’une jolie fille qui voulait tous nous emmener en vacances aux Seychelles. Je n’ai pas retenu le prix, mais ce n’était pas cher, je crois.

En face, le quai était plein. Des noctambules allant se coucher, des pue-la sueur, des dactylos ensommeillées, des ouvriers encore endormis qui partaient gagner leur pain. Du reste, un bout de baguette dépassait du sac de certains d’entre eux.

De mon côté, c’était presque désert. Trois ou quatre figurines vagues, tout au plus. Des marionnettistes.

Et puis lui.

Lui, je ne peux pas dire que je l’ai reconnu tout de suite, car sans doute ne nous étions nous jamais rencontrés.
Mais j’ai su tout de suite qu’il était là pour moi, que ce type allait être important dans ma vie.

De petite taille, il portait un long manteau noir qui battait ses chevilles. Un truc à balayer les tickets de métro. Il était de type eurasien, tout de noir vêtu, jusqu’à son bonnet de laine enfoncé jusqu’aux sourcils. A la jonction de ceux-ci, des lunettes de soleil à verres chromés qui réfléchissaient la station en panoramique.

Il était parfaitement immobile, comme un iguane qui prend le soleil. Le soleil nocturne du métropolitain. Impassible, illisible. Il portait des gants de cuir noir, je l’ai remarqué.
Je l’ai senti proche, presque déjà familier quand les rails ont commencé à vibrer, le bout du tunnel à s’enluminer du halo tremblotant des phares de la rame. Il arrivait un peu vite, du reste, ce métro. J’ai cru qu’il allait rater la station.

Mais non, il freiné assez fort, juste comme deux mains gantées me poussaient sèchement sur les voies. Une poussée franche, imparable. Dense, granitique. J’ai battu l’air avec des figures bizarres de jambes pédalant dans le vide, de bras moulinant l’espace souterrain. Ma tête s’est aimantée à la motrice, à l’essuie-glace derrière lequel j’ai deviné un conducteur avachi, qui se tenait le menton avec le poing fermé.

Ca s’est mis à sentir fort la graisse chaude des machines, les beignets frits, le rat crevé, le métal chauffé. Le métro, quoi.

Et puis le choc a claqué, net et sec. Mat, aussi. Il m’a pincé tout le corps comme le portillon automatique vert métallisé de la station Porte des Lilas, quand j’étais gosse, comme mes doigts pris dans la porte de la chambre de mes dix ans dans la maison de Suresnes. La douleur verte rayée de gris a rappliqué, avec sa gueule de raie et ses aiguilles pointues comme des tessons de bouteille.
Mon sac a volé, lui aussi, et s’est ouvert contre la façade avant de la motrice. Un carnet noir s’en est échappé, puis s’est plaqué contre le pare-brise, ouvert au 9 décembre.

« Cette nuit, rien », était-il griffonné.

Le conducteur a actionné l’essuie-glace, qu’on n’en parle plus.



                                                                                                        Sandro

dimanche 13 juin 2010

Le ciel par terre... (Th. Bonnetat)

Petite nouvelle de l'esplanade


Lycée Joffre - Montpellier

17 heures - les deux battants de la grande grille métal s'entrouvrent.
Un flux de lycéens glisse.
Puis déborde l'allée.
Leurs jambes à la traîne ou vives battent le sol.
Un grondement de tambour déboule sur les artères.
Hâtives, deux silhouettes s'épaulent, enfin à peine, mais bien moins que leur conversation.

Il s'agit encore une fois de Roc et d'Emmanuel qui poursuivent un de leurs dialogues.
" Les insondables dialogues de Roc et d'Emmanuel " gronde déjà le vent dans les arbres.

Oui, une sorte d'énigme sonore ,un bourdonnement rythmé par la marche, par les pas hésitants, saccadés, lourds ou suspendus.
Pas de pause, pas de silence.

Le dialogue d'un petit rablé aux yeux bleus - nuque courte - mâchoire serrée -front bombé- avec un grand dégingandé  aux gestes déliés - tête légèrement penchée - démarche nonchalante ponctuée d'un sourire entendu.
Emmanuel et Roc sortent de la classe-philo et Platon, Le Phèdre et le Banquet leur restent passablement au travers .

Qu'à cela ne tienne, ils en démordront bien...un jour... question idéal, question désir... toute une constellation de questions se font écho.
De mots et de sensations.

Une sorte de mystère on-to-lo-gi-que que cette affaire-là , celle du désir de l'amour et de tout le bazar, une fée qui vous tombe dessus avec des cheveux blonds vaporeux  ou une liane brune qui enroule ses gestes gauches.

Oui deux prénoms incarnés dans des visages qui chantent, se dérobent, se replient.
Peuvent se tenir graciles, se fermer d'une gravité.
Pour un casse-tête chinois : Lise et Sarah.

A regarder de loin, on pourrait vite assortir les uns et les autres comme on agence un jeu, assembler par similitude les bruns et les blonds , les grands et les petits.
Echiquier, jeu de dames ou d'échecs.

Il n'en est rien.
Un jeu sans règles.
Pas de logique.
Ni reflet .
L'Autre.
Improbable.
Fictif. Captif.
Essentiel .Vain.
Apte à apparaitre.
Disparaitre.

Un chassé-croisé se tisse, un pas de deux qui aimante ses propres couleurs , les éteint ou les ravive.
Comme points d'ancrage, d'attirance, de faille et de fuite... .
Un damier inédit entre Roc et Lise, Emmanuel et Sarah pour ce désir naissant.

" Amour serait fils de Pénia et de Poros, de la Richesse et de la Pauvreté…" lance Roc
" ...de la pauvreté... de la pauvreté..." résonne la voix  d'Emmanuel .

" Oui, oui du vide, de la pauvreté....style misère et bonté de l'âme....Taratata...taratata....regarde maintenant les filles elles veulent tout...tout et tout de suite...la mécanique costaud avec la finesse des pièces...bien huilées, bien chromées...une Ferrari en quelque sorte...tu vois, Lise, par exemple, elle est enfin tu vois bien ,une Ferrari ça consomme...la comprendre, la surprendre...la rassurer et la laisser IN-DE-PEN-DAN-TE ...il n'y a pas de règles du jeu.... crois moi, deux pas en avant trois pas en arrière, elle funambule...et parfois, j'attends qu'elle se casse la gueule...à la guerre comme à la guerre..." affirme péremptoire Roc en relevant les épaules d'un petit roulement .

Emmanuel écoute, hoche la tête, son regard de myope tourné vers l'intérieur.
Il songe à Madame Bellanger, cette prof sage et impertinente, fêtu de paille philosophe.
Elle brise un certain silence et sème un joli trouble l'air de rien.
Elle et... ses idées.
Dans le sillage d'un parfum.

Il sent physiquement le regard de Sarah dans son dos qui gagne sa nuque , gagne ses mains et ourdit déjà quelque ruse.

" Une guerre comme une mise à mort...en mourir comme soutient Phèdre..." hasarde Emmanuel .

" Pas question plutôt duper qu'être dupé, s'en aller et courir ...parce que , tu vois, Platon il trouve que c'est bien laid, bien laid de céder aux plaisirs du corps etc etc...le mot.... concupiscent, tu parles d'un mot,oui oui que la vie d'un homme vaut d'être vécue quand il contemple le beau en lui , pureté , beauté et je sais pas quoi quand il contemple LES IDEES.....notre nature c'est de bander...et pas question de se faire hara-kiri..." lâche Roc les pectoraux gonflés à bloc.
A s'aligner, les mots claquent, pulsent et prolongent déjà l'élan des corps.
Sens dessus-dessous.

Car Emmanuel les sait en apparence au point crucial d'une virile complicité.
Ils semblent au coeur de l'argument.
Là où les conversations deviennent périlleuses...intimes ou triviales.
Une sorte de passe d'armes entre hommes.
Les vrais.

Il sort son paquet de cigarettes: " Tu en veux une?" propose -t-il dans son ultime réserve.

Les mots du démon il les garde pour lui, à peine les souffle-t-il comme plumes du bout des lêvres.
La cendre rouge au loin d'un coup.
Qui brûle déjà la bouche .

Il sent la chamade et les saisies du corps; dans la combustion de ce  rouge et de ce feu .

Surtout ne pas se crucifier à la raison raisonnante ...ni à la sauvagerie de l'instinct...se réveiller sans arrêt ,plus imprévisible, retrouver Sarah,entrer dans cette étrange région, être celui, fluide, qui marche à ses côtés.
Félin qui la surprend.

Roc n'avale pas la fumée comme lui : on dirait qu'il l'aspire jusqu'au sang.
 Avec les cahots.
 Il y a toujours un peu de rage dans ses cheveux emmêlés .
 Et son corps cogne, passe au travers de l'air.
 Quand il rejoint Lise, il parle plus fort.
Beaucoup.
 La vie devient belle et brune.
 On dirait un guerrier d'une tribu avec une crête et des éperons.
Il parle avec les mots qui trébuchent comme sur un chemin pierreux.

Une masse de terre qui roule, entière.

Jamais de biais.
Bien en face.

A chaque conversation, Roc et Emmanuel s' inventent une vie, brûlent aussi le bois mort.
A chaque conversation qui naît, les attise et les consume, les branches se dressent vers le ciel scellées au même poteau totem.
Puis s'envolent incandescentes.

Sur l'esplanade qu'ils traversent, le kiosque résonne d'une musique déjà désuète, à peine audible.
Elle entourne toutes les feuilles jaunes des Ginko biloba qui parsèment le sol d'écus d'or .
Il y a toujours à cet endroit le ravissement d'un avant, le passage d'un orchestre, la brieveté d'un moment, entre chien et loup, la brieveté des lampions d'hiver allumés.
On peut imaginer juste une valse et le temps d'avant qui se retourne juste à cet endroit là.

A l'autre bout de la contre-allée bordée de platanes et de jeux d'enfants, Lise et Sarah se tiennent debouts à la Fontaine des Trois Grâces au clair des gouttes d'eau qui pépitent.

Enfin au clair de ...au clair de rien du tout...

Emmitoufflées dans de longues écharpes prune et rouge, elles guettent l'horizon, un peu recroquevillées.
Comme des moineaux ou des mésanges.
Lise sautille d'un pied sur l'autre et Sarah serre ses mains, presse les uns contre les autres les doigts rosis qui s'échappent des mitaines rayées.
Il y a la froidure qui rôde pareille au sol et qui découpe leur isolement sur les murs de l'Opéra.
Le bâtiment immense dessine alors les spectres de la fin du jour qui déambulent ivres de rentrer,
de s'asseoir, d'un silence enfin.

Juste un lieu ou une heure sur la souveraine pendule de la place sont les témoins des gestes répétés,
des pas, des allers-venues.

Toutes deux se sont tues, le regard tendu vers l'horizon, après s'être dit j'espère -qu'ils-vont-bientôt- arriver - o-qu'est-ce qu'il fait froid ce soir- ah qu'est-ce qu'ils font? -elles sont trop tes bottes - tu crois qu'il va neiger- . 17heures 30 et la nuit jusqu'au bout commence à s'écraser sur la place.

Ce sont les yeux et les voix qui les dévoilent : les yeux de Lise sont deux billes rondes , vives ....souvent, elle a honte de leur effront, ils disent plus qu'elle ne le voudrait, alors elle les reprend, les cache.
Sa timidité est toute papier chiffé, sensibilité aux aguets.
Son regard, un jeté de billes comme des bonbons miel ou acides.

Et sa voix clair-de-nuit quasi inaudible voile les voyelles.
Balaye doucement les mots sûrs, rassurants, s'absente aussi.
En pointillé.

Sarah quant à elle étend ses yeux bleus à l'infini.
 Ourlés de marine lorsqu'on s'y amarre.
Sarah est bavarde, elle aime dire de sa voix un peu chantante à Lise et aux autres ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ses émois ; elle avale les mots  et les gouleye d'un précipité de torrent ...Sarah ne parle pas avec , Sarah dit et écoute comme ça son récit.
 Qui capte et éblouit le vent du Sud et tous les ancêtres réunis .

Il y a déjà un danger magnétique à écouter l'une ou l'autre, c'est un drôle de chant des sirènes.
Et les Ulysses qui s'avancent le pressentent, un danger qui fait le feu de joie du Phèdre, du Banquet et met à terre deux ou trois parades.
 De celles qu'on étudie avant, qu'on se repasse dans les têtes, parfois de pères en fils, de générations en générations .
 Celles qui disent comment ça doit se passer, comment cela ne doit pas se passer et comment cela va se passer.

Arrivés si près les uns des autres, il se dresse donc , invisible,  une frontière à traverser, avec des odeurs et des cris, des domaines, des territoires; certains qui ouvrent les entrées ,d'autres qui les barrent comme des sentinelles à la porte. De nombreuses figures se réunissent alors, brassent dans leur chaos les sons et les sens de Roc, Lise, Emmanuel et Sarah.

 Déjà dans les remous.

" Ca caille" lance en préambule Roc de son timbre le plus tonitruant.

"Allez Ouste chez Solange et Louis" enchaîne-t-il.

Le vent glacé s'engouffre  dans l'antre du Café crémeux de l'Esplanade , juste à côté du Centre Rabelais.
Une tornade d'haleines chaudes et de vibrations emplit le café-refuge .
La vie titube les tables ...et ça parle et ça crie, sourit et hèle déjà Solange et Louis qui les ont bien repéré aussi ces quatre là.
Il faut dire que...
Avec leurs grands gestes, leurs petits, les livres qu'ils s'échangent et les poses des uns et des autres.
Et leurs idées qui palpitent, jaillissent et écument le calme du bistrot.

ON LES ENTEND.

Solange à sa place derrière leur comptoir, à elle et à Louis, regarde.
Et n'en perd pas une miette .
 Elle sait qu'ils demanderont quatre cafés en fouillant leurs porte-monnaies, que Roc dira que c'est trop cher encore le café- combien vous avez dit combien mais c'est pas possible ça 10cl d'eau chaude c'est pas pour vous froisser madame Solange mais franchement- et d'ailleurs qu'il n'a pas de monnaie sur lui et que Lise le regardera pleine d'effroi, gênée.

Solange  est assise à la caisse , toujours à la même place depuis cinquante ans oui depuis cinquante ans .
Alors cela force le respect, elle le sent bien la vieille dame .
Parfois, elle se lève , donne un coup de torchon sur le zinc puis se rassied d'un geste séculaire.
bien sûr, il y a eu avec le café , le passage à l'euro...la vie chère.

Son homme court et parle.
Il est là avec elle toute la journée parce qu'ils sont ensemble toute la journée.
Encore un peu.
Elle sait le temps qui passe et arrache.
Elle ne se lasse pas de le sentir arpenter leur café.

Un animal, une force de la nature pense-t-elle,un sauvage en cage!
 C'est toujours un homme du plateau.
Il y a eu ce jour ...et tous ces autres jours qu'ils enfilent comme des perles, un drôle de chapelet qui hurle contre la droite, la gauche et tout ce qui passe par terre , en l'air.

Ce jour du 28 Mai 1960, ils étaient nombreux sur la place de la Comédie.
Cette idée d'avoir pris le train jusqu'à Montpellier pour manifester.
Sortir par les deux imposantes falaises qui surplombent Millau.

La porte s'est ouverte et ils sont entrés, il y a cinquante ans.
Le même endroit avec les gars de la lutte tous réunis.
Ils venaient du plateau calcaire, de l'écrasement des pierres,  entre les branches noires qui s'espacent dans la transparence des blancs.

Il a levé muettement les yeux, en face et rien d'autre que cela..

Elle a laissé tomber la tasse de café serré dans sa main droite.

Zim-boum.

Par dessus les voix, il a examiné d'un drôle d'oeil la silhouette et la maladresse puis a dit haut,enfin, fort et fier:

" C'est le ciel par terre."



 Thérèse Bonnétat

"La conviction est aujourd'hui largement répandue que chacun ne suit que son intérêt.
Alors l'amour est une contre-épreuve.
L'amour est cette confiance faite au hasard."  
Alain Badiou, philosophe.

samedi 5 juin 2010

La Promenade des Anglais (Sandro).

Autant le dire tout de suite, je suis un VIP.
Dès que j’ai décidé, sur un coup de tête, de retourner à Nice revoir la Promenade des Anglais, les choses sont allées très vite.
J’ai mis ma voiture - qui ne me quitte presque jamais- dans l’avion, et les évènements se sont enchaînés comme à l’accoutumée. Je suis assis en première classe et les hôtesses sont aimables avec moi. Parfois un peu nerveuses, car on me demande sans cesse si je n’ai besoin de rien.
A l’arrivée, même carrousel : j’ai eu droit à mon traitement de faveur habituel. Des agents avec gilets fluorescents, talkie-walkie et écouteurs d’oreille m'ont escorté, par un chemin dérobé, pour éviter la foule. Ce n’est pas que je craigne réellement des fans en délire, mais je n’aime plus les gens, voilà tout.

Je suis V.I.P, je vous dis.

Je ne fais rien comme tout le monde : j’ai repris ma voiture dès la sortie de l’aérogare, alors que les autres passagers faisaient encore la queue pour obtenir un taxi ou une voiture de location.
C’était la fin de l’après-midi, le soleil cognait encore fort, mais avec la brise de mer, la chaleur était supportable. Ma voiture filait sans bruit, à petite vitesse, le long des digues fortifiées de roches sur lesquelles s’étirent les pistes de l’aéroport.
J’ai mis le cap vers Magnan et la Californie, la brise légère dans mes cheveux. C’est un genre de cabriolet, ma voiture. Comme d’habitude, j’ai doublé par la droite tous les cloportes enfermés dans leur scarabée de tôle, englués comme des fourmis dans les bouchons. Je remonte les files sans appels de phares ni coups de klaxon, en souplesse. Vers la Californie, je suis carrément monté sur le large trottoir goudronné de rose qui constitue la Promenade sur les douze kilomètres de la Baie des Anges. J’ai slalomé entre les bacs à fleurs, les palmiers nains, les joggeuses en rose fluo et les marchands de glace ambulants. J’étais pleins gaz et les gens s’écartaient le plus souvent sans mot dire sur mon passage. Certains détournaient juste un peu la tête, mais c’est tout. Ils voient bien que je suis d’une autre planète, ils n’osent rien dire. Je suis V.I.P, je peux me permettre et c’est tout.
La mer roulait ses rouleaux pas très clairs, les embruns crachaient des ondées lacrymales. Le bruit de la marée était comme une sonate dans les sonotones des vieux messieurs bronzés qui marchaient vivement en short, les coudes au corps, pour tenter de vivre un an ou deux de plus que ce que les statistiques prédisent. Ils pleuraient leur collyre comme d’autres pleurent leur colère. C’étaient des automates un peu ridicules : ils marchaient comme des marathoniens, en se déhanchant comme de vieilles danseuses orientales. Quand ils avaient atteint l’aéroport, ils faisaient demi-tour et repartaient dans l’autre sens, la mousse de leurs poils blancs colée par la sueur sur le marron de leur torse fripé et tanné par le soleil.
Pour eux, on sentait bien qu’il en irait ainsi jusqu’à ce que mort s’ensuive. Aller du Casino Ruhl à la Californie et retour.
Je les regardais d’un air absent, mais un peu intrigué tout de même. Ils avaient une légèreté et un dynamisme que je n’avais plus, c’était une affaire entendue. Pour autant, je ne parvenais pas à les envier.
Passé le Negresco et l’ancien Palais de la méditerranée, je me suis approché de la rue Massenet, où j’avais habité jadis. J’ai traversé la Promenade et me suis garé directement devant la terrasse du « Mississipi ». Les autres tournent vingt minutes avant de parvenir à se garer et boire un verre. Moi pas. Je me gare devant la terrasse que j’ai choisi, un point c’est tout. Je suis VIP.
Je me suis installé sans attendre qu’on me désigne une table, et j’ai commandé une bouteille de Bandol rosé. Le garçon m’a demandé si j’attendais quelqu’un. J’ai répondu que non, que je picolais désormais seul, c’est meilleur. Il a haussé les épaules et retiré les autres verres de la table dressée. A Nice, c’est comme à Paris, les garçons de café ne s’étonnent plus de rien.
J’ai jeté un coup d’œil circulaire autour de moi. Les choses n’avaient guère changé en 25 ans. Le « Mississipi » hébergeait toujours quelques touristes anglais ou japonais et les traditionnelles femmes sur le retour, le visage lisse tendu à craquer par le botox et les coups de bistouri, ce qui contrastait avec leurs mains tavelées et leur cou plissé comme le front de Delon quand il prend son air fâché.
Il y avait également des gigolos en attente, qui buvaient de l’eau minérale car ils allaient avoir besoin de toutes leurs ressources pour parvenir au bout de leur nuit. Aussi quelques vieux danseurs de tango apprêtés et pathétiques, attendant l’heure du thé dansant.
J’ai bu mon Bandol consciencieusement, décilitre par décilitre. Ces choses-là, je ne les fais jamais à moitié. Puis j’ai lancé un billet de 50 euros sans attendre la monnaie, comme le font les voyous, j’ai remis le contact et suis reparti sur « la Prom ».

Arrivé à Magnan , vers la station « Elf », m’est revenue comme un boomerang cette nuit de février 1985, l’année où il a fait si froid et où les palmiers enneigés ont gelé sur la Promenade. J’étais alors steward, je rentrais chez moi après le dernier vol de nuit, celui de 0 heure 17 en provenance d’Orly. Je filais sur la Promenade pour retrouver Nina, et au troisième feu, cet anglais en Aston Martin m’a coupé la route, puis la colonne vertébrale. Les dernières paroles d’homme libre qui ont traversé mon cortex cérébral furent « ah, le con ». Après, il y eu le choc, le bruit, les bruits plutôt, interminables et variés.
Ce devait être un anglais daltonien, venu peindre la beauté de la Baie des Anges et qui a confondu les couleurs. Ou bien a maraîcher en goguette qui confondait l’orange sanguine des feux tricolores avec la tomate bien mûre. Il parait qu’il avait trop de sang dans son alcool.

Du Bloody Mary.

De fait, le choc fut bloody, mais je n’ai pas rencontré Mary. Sans doute ne reçoit-elle que sur rendez-vous. En revanche, je fus reçu à bras ouverts en réanimation et plus longuement encore dans les piscines de rééducation.
Et puis j’ai changé de voiture. J’ai une Sameva électrique, moteur 25 Kw, roues de 7 pouces, boite auto, toutes options.
Je la conduis d’une main, avec un « joy stick ». Tu parles. Qu’on me rende le mien.
Je suis VIP, Very Impotent Person.

A le voir là, au soleil de juin, le carrefour me parut bien banal, presque inoffensif. Il avait pourtant fait fuir Nina à toutes jambes, celles que je n’avais plus. Fuir mes amis, mon métier, mes jambes, mon cou, mes jambes à mon cou et le reste. Un vicieux et un retors, celui-là. Je ne le recommande pas.
N’empêche, j’ai repris le trottoir de la Promenade coté mer, et j’ai mis les gaz à fond. Oui, sur la tête des enfants que je n’ai pas eu, je jure bien que j’ai roulé plein gaz, les yeux fermés et les roues bien droites.
J’ai attendu de percuter des anglais. Je rêvais que j’en pulvérisais par brochettes entières. Pas des vieux en Aston Martin verte et casquette en tweed, non, leurs descendants, les rougeauds tatoués en débardeur fluo, le ventre proéminant et plein de bière. Je les pulvérisais avec mon bolide, aussi sûrement qu’une moissonneuse-batteuse implacable avale les épis et recrache le grain bien loin avec son bras télescopique. Je les envoyais hachés menu dans la stratosphère des jolies brunes que je n’aurais plus, la nécropole de leur croupe cambrée vers le ciel où ma tige ne s’enfonce plus. Le jus de moi qui ne jaillit plus et jamais ne créera de fillettes à couettes blondes qui jouent à la Nintendo DS en écoutant Amy Mc Donalds. Ni de garçons avec qui on joue au foot le soir à la fraîche, après le barbecue sur la pelouse, déguisés en Spiderman pour attraper les araignées qu’on a au plafond.

Je les expédiais dans la planète nébuleuse et saturnienne des petits déjeuners sur l’herbe, des coups de pied nonchalamment lancés dans les cannettes métalliques, la planète lointaine des escaliers descendus quatre à quatre.

Et soudain, le choc m’a projeté en avant. Quelque chose de compact et dur, mais j’ai senti tout de suite que ce n’était pas un anglais. J’étais déçu. Quand j’ai rouvert les yeux, un peu de sang coulait de mon menton sur ma chemise, mais je ne souffrais pas. De toutes façons, il y a longtemps que je ne sens plus rien.
L’obstacle était une sorte de poubelle géante en plastic, avec l’inscription : « Have safe and green sex. Please put your used condoms in the dedicated litter box ».(1)
Un bac à capotes anglaises. Décidément, ils sont trop forts, ces anglais. Je ne pourrais jamais les posséder tout à fait.
La Police Municipale était arrivée à VTT sur ces entrefaites, et avait entrepris de dresser Procès-verbal pour dégradation de mobilier urbain.
Celui des deux qui tenait le stylo cachait mal son embarras au moment de cocher la marque et le type de mon véhicule sur la case appropriée de son carnet à souches.
Mais je n’avais plus de colère, le Bandol commençait à faire sérieusement son effet et il était devenu mon ami.
J’ai fermé les yeux de nouveau, et les anglais, j’ai décidé une fois pour toutes de les envoyer promener.                            
                          
                                                    Sandro


(1) « Ayez des rapports sexuels protégés et écologiques. Merci de jeter vos préservatifs usagés dans la poubelle placée à cet effet ».

jeudi 13 mai 2010

Racistes (F. Spassky)

Cela arriva par une de ces banales soirées tropicales qui, comme leur nom l’indique, n’ont lieu que sous les tropiques et uniquement à la nuit tombée.

Monsieur et Madame Grandemanche, coopérants français en mission au Gabon, prenaient le frais à l’intérieur de leur maison en écoutant de la musique classique, toutes portes et fenêtres ouvertes. Le boy avait terminé son service, ils étaient seuls.
Pile au moment où le concerto s’arrêta, un singe apparut dans la lumière de leur terrasse, un chimpanzé adulte qui portait au cou un collier dont pendait une chaîne cassée, que l’animal faisait tourner dans la main.
Ebloui par la lumière, il s’arrêta un instant sur le pas de la porte et entra dans le salon. Puis il se mit à essayer systématiquement les fauteuils libres, allant de l’un à l’autre en se dandinant.
Inutile de dire que Monsieur et Madame Grandemanche étaient terrorisés. Ils avaient entendu des histoires effrayantes sur ces singes à la morsure redoutable et à la force colossale. Celui-ci était peut-être apprivoisé, en tous cas il appartenait à quelqu’un si l’on se fiait à son collier et sa chaîne. Paralysés de peur, ils eurent toutefois la présence d’esprit de ne pas hurler ni faire de geste brusque.
L’animal, heureusement, ne semblait pas agressif ; il avait fini par choisir de s’installer dans le canapé en rotin et continuait de regarder partout en clignant des yeux. Un moment il décolla du mur un tableau au-dessus de lui pour voir s’il y avait quelque chose derrière puis, son examen l’ayant satisfait, il croisa les bras et déclara d’une voix forte : « Je me taperais bien une bière.. »

Sur le moment, Monsieur et Madame Grandemanche crurent à une hallucination, mais le singe répéta distinctement  : « Je me taperais bien une petite bière..  »
Monsieur, en train d’imaginer une stratégie qui lui aurait permis sans effrayer l’animal d’accéder au téléphone pour appeler la gendarmerie, en oublia tout…
— Mais… Vous parlez ?
— Ben oui, je parle : vous n’auriez pas une bière, des fois  ?
— Mais..  Un chimpanzé ne parle pas ! Comment se fait-il… ?
— C’est comme ça : j’en ai marre de faire le singe, à force cela devient pénible ; alors, cette bière, vous en avez  ?
— Euh, non désolés, balbutia Madame, mais du coca-cola…
— Ah non, je ne bois pas de cette saloperie chimique !…Une Suze, alors? J’aime bien la Suze, je finissait les verres chez mon maître.
— Oui, je crois, dit-elle en se levant pour aller le préparer.

Comme elle passait devant le singe, celui-ci la détailla avec insistance:
— Dites, vous ne seriez pas intéressée à copuler avec un chimpanzé dans la force de l’âge, dès fois ?
— Je vous prie, un peu de respect monsieur… euh…le singe… !
— Casimir… Mon dernier maître m’appelait Casimir. Un vrai con : à chaque fois qu’il avait des invités il me fallait faire le chimpanzé, manger des bananes, faire « hou – hou » en se grattant les aisselles, grimper aux arbres, pffff…
— Mais enfin, que font alors les singes?
— Ben comme tout le monde, ils mangent, ils dorment, ils cherchent de la nourriture, ils copulent, ils se chamaillent. Mais ils ne font pas « hou-hou », en se ventilant sous les bras sauf quand on leur demande.
— Votre Suze…
— Merci ma petite guenon , dit-il à Madame Grandemanche lorsqu’elle posa avec beaucoup d’appréhension le verre devant lui, vous êtes sûre, pour le chimpanzé dans la force de l’âge ?
— Euh… non merci Monsieur Casimir.
— Bon, bon, c’est dommage. Mais vous avez tort : vous n’avez pas idée de ce que l’on peut faire avec quatre mains et quand on est pourvu d’un os pénien…
— (…)
— Au fait, si je suis venu vers votre maison, c’est à cause  de la musique. Le n° 1 de Rachmaninov, c’est bien, mais soit dit sans vous offenser, le N°2 lui est bien supérieur…
— Parce que, en plus, vous, vous vous y connaissez en musique classique ?
— Ben, oui pourquoi ? Mais vous avez de la chance de ne pas être obligés de vivre tout le temps en Afrique ! Ce qu’ils m’emmerdent les Gabonais avec leur musique de sauvages… Boum, badaboum, tam tam… De la daube…
— Mais … euh… Tous les singes sont comme vous ?
— C’est-à-dire ?
— Ils parlent, ils écoutent de la musique classique, tout ça, quoi ?….
— Pfff… Evidemment ! Enfin, sans doute. On n’en parle pas entre nous…
— Mais alors, pourquoi le cachent-ils ?
— C’est ça le problème : si on veut la paix, faut faire le singe. Imaginez, ils découvriraient qu’on est intelligents, que feraient-ils à votre avis ?
— Je ne sais pas…
— Ben voyons, ils nous enverraient bosser à l’usine. À la chaîne ! Vous imaginez  le nombre de boulons qu’on peut visser avec quatre mains travaillant en même temps ? Ils nous obligeraient à faire les marioles en haut des échafaudages, creuser au fond des mines…merci bien !
— Mais alors pourquoi faites vous ce .. euh… ce outing ?
— J’ai décidé de m’élever dans l’échelle sociale. Déjà chez les singes-singes j’étais en quelque sorte un type supérieur, un chef. Mais quand ces enfoirés d’humains – sauf votre respect – ont réussi à me capturer,  j’ai compris qu’il faudrait que je franchisse le pas. Question de considération et de standing, en quelque sorte.
— Et comment allez-vous faire ?
— Déjà, c’est sûr, faut que je m’accouple avec une humaine. Avoir une humaine comme femelle, c’est classe. Les nôtres sont capricieuses, sentent mauvais, n’ont pas de nichons, n’ont aucune idée de la bonne cuisine et, franchement, pour la conversation….
— (…)
— Pour votre dame, là, j’étais sérieux tout à l’heure… Elle ferait une bonne action. Vous êtes  peut-être polygame ?
— Non, non, monogame…
— Une fille, peut-être, pour que je lui fasse un enfant ?
— Oui, elle est restée en France, mais non, grand Dieu, quelle horreur !
— Pourquoi, elle aime pas les poilus ?
— Non, ce n’est pas ça, mais enfin… ce n’est pas possible…Vous n’êtes pas de la même espèce !
— Oui, je comprends. Mais j’ai l’intention de m’assimiler complètement, n’ayez crainte : je vais mettre des habits, apprendre la Marseillaise, faire ma crotte où il faut, tout ça…. J’ai déjà essayé des vêtements de mon dernier maître, c’était  trop grand, mais avec des retouches… Les chaussures, par contre, là, ça craint. Vous pensez que je pourrais me faire faire des chaussures spéciales ?
— Peut-être à partir de gants épais ? dit Madame.
— Oualà…. À partir de gants ! Elle est pas idiote, hein, votre femelle !
— Mais, enfin, pourquoi ne voulez-vous pas rester avec les singes ? reprit Monsieur, vous serez malheureux au milieu des humains !
— Vous rigolez ou quoi : vous avez déjà fréquenté des gorilles ?
— Euh, non…
— Plus cons, y a pas… Susceptibles en plus. Et pas un gramme de délicatesse, des brutes, quoi…Le genre à écouter du rap…ou à faire CRS...
— Les gorilles ? mais il n’y en a presque plus !
— Peut-être, mais qu’est-ce que vous croyez, qu’il n’y a que ça comme singes ? Et les babouins ? Non mais, vous avez vu la gueule qu’ils ont ? Et les macaques alors, par exemple ?… Z’avez jamais eu des macaques comme voisins, ça se voit  !
— Pourquoi ?
— Ils gueulent toute la journée, viennent en bande vous piquer vos affaires, vous caillassent au passage… Ils sont insupportables.
— Et les bonobos ?
— Ouaip, les bonobos… De vrais salauds, ceux-là…  Ils essaient de vous faire croire à une intelligence de singe, mais  façon singe : des social-traîtres… Faut vous méfier d’eux, un jour ils vous foutront un bordel sans nom, vous n’allez pas comprendre ce qui vous arrive… Déjà, le sida, à votre avis, qui l’a transmis chez vous ?
— Noooon ?
— Ben si. Y a plein de pédés  chez les bonobos… Non, finalement je me verrais plutôt mieux vivre au milieu des humains. Mais libre, normal, quoi… J’en ai marre des serpents, des éléphants et des phacochères.  Tenez, les gnous, par exemple – rien que le nom, hein ?– si vous saviez comme ils sont stupides…  Il n’y a rien à en tirer. Vous approchez un peu, pffft… ils foutent le camp ! Comment voulez-vous nouer des relations durables ? Et une girafe, vous vous imaginez causer à une girafe ? rien que pour la regarder dans les yeux faut grimer dans un arbre… Et je vous dis pas les crocodiles !… Pour eux vous êtes juste un casse-croûte. Non, franchement, la jungle, c’est pas top…
— Vous voulez donc vivre comme nous ?
Yeah, man ! Mon rêve, c’est une petite femelle blonde, un bain moussant et du café avec des tartines… Et une bière fraîche de temps en temps.
— Parce que vous buvez aussi du café ?
— Et pourquoi pas ?…  Dites, vous pensez qu’en montrant que je sais parler et que je suis intelligent je pourrais avoir des papiers ?
— Des papiers ?
— Ben oui, des papiers d’homme-singe, une carte d’identité, un titre de séjour…Je pourrais prendre un nom bien français : Casimir Chain... ou Casimir Panzé, qu'en pensez-vous ?
— Euh… Ici, je ne sais pas, mais en France avec les lois Sarkozy, à mon avis…
— Ouais, je sais. Ce Sarkozy-là, ce n’est pas un bon toubab… Il est contre l’immigration venant d’Afrique. Et son Portefeux, là, pareil... Mais remarquez, je suis pas musulman, et en plus je pourrais lui rendre des services…
— Des services ?
— Ouais. « Conseiller spécial du Président en animaux »… Vous n’y connaissez rien : quand je pense qu’il y a des abrutis chez vous pour vouloir protéger les lions ou les éléphants… Tu parles ! De la saloperie tout ça. Faut juste garder les vaches, les moutons et les chimpanzés, c’est tout…Le reste c'est que du nuisible...
— Euh… cela m’étonnerait qu’il soit intéressé. Brigitte Bardot, peut-être… Franchement vous feriez mieux de rester au Gabon… Mais dites, et si vous retourniez maintenant chez votre maître et que vous lui expliquiez ?
— Pas question…
— Et d’abord, c’était qui votre maître ?
— Le docteur N’Gotto. Vous savez pourquoi il a des singes en captivité ? Il a raté son examen, il a jamais été chirurgien et il s’entraîne sur des singes… Je vous conseille pas de vous faire opérer par lui !
— Ah ? Est-ce possible ? Vous venez de chez Abdoulaye N’Gotto ?
— Si je vous le dis… Demandez-lui un jour ses diplômes… Vous voyez bien, une vie de singe, dès fois, ça a des inconvénients…
— Hum, voulez-vous que je lui téléphone, pour lui expliquer ? plaider votre cause ? je dois avoir son numéro personnel quelque part…
— Pfff… M’étonnerait que ça serve à quelque chose…
— Laissez-moi essayer…

Monsieur Grandemanche se leva, sortit un instant de la pièce, mais revint avec un fusil de chasse chargé. Il tira deux cartouches presque à bout portant sur le singe. Puis il décrocha le téléphone et appela le docteur N‘Gotto :

— Dis-moi Abdoulaye, faut que t’arrêtes tes conneries, là… Oui, ton programme de stimulation de cerveaux de chimpanzés… Ca leur donne des idées : y en a un qui s’était  échappé de chez toi, il voulait de la bière, une carte d’identité et, en plus, il envisageait sérieusement de sauter Monique… Viens chercher son cadavre.

Un singe qui parle ! Et puis quoi encore ?… Songea-t-il, en raccrochant le téléphone.

Frederic Spassky



dimanche 9 mai 2010

Du rififi au bout d’une corde (Ranta)


« Pierres...pierres ! ! ! »
J’ai juste le temps de rentrer la tête dans mes épaules et d’essayer de me coller un peu plus à la paroi, comme si cela pouvait servir à quelque chose, que déjà le fracas assourdissant se fait entendre. Furtivement, sur ma droite, je vois passer deux gros blocs qui en rebondissant se brisent en plusieurs morceaux... Des pierres ?  Ben tiens, la montagne, oui !
J’ai eu chaud, c’est pas passé loin : quelques mètres à côté... Ma première chute de pierres, mon baptême. J’irais pas jusqu’à dire que ça se fête, mais je sais maintenant ce que l’on ressent : rien, on ne ressent rien ; on n’a pas le temps : soit on est sur la trajectoire, soit on ne l’est pas. Les « dangers objectifs » on appelle ça, tu parles...

— « Eh oh, ça va là haut ? ....( Pour toute réponse un grognement de l’auteur de l’éboulement).  Moi ça va, merci de demander… »
Et ce con qui ne répond toujours pas. Je me risque prudemment à jeter un œil, il n’y a plus de danger mais une peur rétroactive se fait sentir, pour constater qu’une des cordes, la jaune, est sectionnée. Ennuyeux ça, une des deux cordes coupée, amputée d’une vingtaine de mètres ; pas vraiment un problème, mais tout de même… La corde de charge aussi est sectionnée, celle qui hissait le, "son" sac. Et le sac est quelque part dans les éboulis du pierrier, cent quarante, cent cinquante mètres plus bas. J’en aurais presque un sourire. Parce que l’histoire du sac, c’est une pierre d’achoppement entre nous : Môssieu a décidé qu’il ne porterait pas son sac et qu’il faudrait le hisser, avec comme argument : « Etant donné que je suis là pour me faire plaisir, il est hors de question que je grimpe lesté comme un baudet, tu comprends…question de principe »  m’a dit-il en au pied de la paroi en sortant une cordelette de son sac, destinée à le hisser.
—Non, non.... La corde va se coincer à un moment ou à un autre ; sans compter le temps que l’on va perdre à hisser le sac à chaque relais ! »
 J’ai beau tenter de le raisonner, je commence même à me fâcher, Monsieur n’en démord pas... Alors va pour une corde de charge, va pour perdre du temps et bien entendu, comme prévu, elle s’est déjà coincée trois fois.... Trois fois où il a fallu redescendre pour la dégager.
 Donc je jette un œil, et je vois que le bloc au dessus du relais a disparu....et pour cause, c’est celui qui vient de me frôler. En fait, apparemment, il y avait deux blocs... Ce con a réussi à virer deux blocs d’une centaine de kilo chacun, comme ça, juste en se hissant dessus.... Il n’a même pas cherché à savoir s’ils étaient en équilibre instable ou solidement solidaires de la paroi. Et surtout, la présence de ces blocs à un relais est l’ultime confirmation – depuis la traversée de la précédente longueur, j’en ai la quasi certitude – que l’on est pas dans la bonne voie : à aucun moment je n’ai lu, dans le topo décrivant la progression de l’escalade, qu’il était question de blocs instables à un relais ; une traversée d’une trentaine de mètres sous un surplomb c’est franchement le genre de truc qu’on oublie pas d’écrire dans un topo ou alors l’auteur l’a rédigé un jour où il s’est trompé dans sa cueillette de champignons.
«  —Vaché ! »
Enfin, il me parle. Vaché, ça signifie je suis auto-assuré ; une vache  c’est une sangle qui passe dans le baudrier et au bout de laquelle se trouve un mousqueton.
— Ok, je monte, la jaune est coupée, serre-moi sur la rouge.
— Non, je descends  ( comment ça il descend ? pour faire quoi ?).  Libère la rouge, je pose un rappel avec.
— Non, je monte.
— Je ne t’assure pas, libère la rouge j’te dis !
 Il ne m’assure pas, il ne veut pas m’assurer ce con ! Le pire c’est que je n’ai pas de doute, je n’ai pas le choix.
« Mon sac, faut récupérer mon sac, j’ai mon appareil photo dedans ».
— M’ouais, ton appareil : oh, pour ce qu’il doit en rester, hein ?... Et puis on va pas redescendre, la traversée dans l’autre sens faut pas y compter, on a qu’un choix c’est sortir par le haut.
— Fais comme tu veux, moi je redescends.

 Ce mec commence vraiment à me les briser. J’aurais dû me méfier, bien fait pour moi. Pourtant, il avait l’air sympa et compétent. J’avais fait sa connaissance un an plus tôt, dans les gorges du Verdon. On avait échangé nos adresses lorsqu’on avait constaté qu’on habitait la même région . Oh, bien sûr, on avait fait deux ou trois voies ensemble pour se tester, parlé de nos réalisations et de nos souhaits d’escalades, en bref on s’était apprivoisés. Tout ça pour dire que le jour où il m’avait sollicité pour cette escalade, j’avais dit oui sans hésiter.

 Faut dire que grimper c’est pas simple, j’entends par là organiser une ascension, surtout pour moi, parce que la "grimpe", en ce qui me concerne, ce n’est que deux, trois mois dans l’année. Le reste du temps je ne peux pas, mon autre sport, à raison de quatre entraînements par semaine me prend tout mon temps. Alors une fois qu’on a éliminé ce qu’on voudrait bien mais qu’on ne peut point –question de niveau– il reste à trouver des partenaires qui ont les mêmes envies. Et ça, ce n’est pas toujours facile.
 Et moi, cette voie elle me tenait à cœur. C’est que ce n’est pas n’importe quelle course, c’est le grand René Desmaison en personne qui l’a ouverte ;  alors marcher dans les traces du grand René, même si c’est une voie de difficulté modeste… Son seul défaut c’est qu’elle n’est pas fréquentée : d’une part car elle n’a rien d’extraordinaire et d’autre part car elle est loin de tout, il faut compter une bonne journée pour seulement arriver à son pied. Mais pour moi elle a une grande qualité : c’est une « Desmaison » abordable par un grimpeur moyen.
 Desmaison, gosse, je me suis nourri de ses récits. Moi, le garçonnet de la vallée je m’étais bricolé un baudrier avec des lanières en cuir, j’avais même peint Lafuma dessus ;  comme corde une ficelle, une poupée ou un ours en peluche faisaient office de « clients », une binette en guise de piolet, un marteau de maçon, des clous et des limes pour pitons, sans oublier le sac en toile de jute et une vieille couverture pour tout duvet, et le casque… celui de mon arrière grand père, celui de la guerre de quatorze ; trop grand le casque, son bord me tombait toujours sur le nez. Le théâtre de mes « exploits » : le vieux noyer au fond du jardin de mes grand parents. Des voies j’en ai ouvert des centaines sur son tronc, dans ses branches : la Ravanel et la Mummery, les courtes, les droites, la Walker, la Grand Dru... Je les ai toutes répétées, à tel point que j’ai fini par transformer son tronc en passoire avec mes clous et mes limes.
Je sens que l’on ne va pas tarder, que je ne vais pas tarder à me fâcher pour de bon…

 Déjà hier après-midi au refuge... Refuge, enfin plutôt hôtel-restaurant. Il est quelques dizaines de mètres en contrebas de l’arrivée du télésiège. C’est Pierre, le patron.  Je l’ai connu l’année où j’ai fait le "perchman" dans la station pour me payer mes études. Comme tous les employés je prenais mes repas, (avantages en nature), et mes bières, sur mes deniers personnel, chez lui. Ça laisse des traces, ça crée des liens, cinq mois à consciencieusement dépenser sa paie en bibine dans un troquet. M’enfin, Pierre a l’air content de me revoir. Faut dire que j’ai un peu "bossé" chez lui, la contenance des fûts de bière étant inversement proportionnelle à celle de mon porte monnaie ; et qui paie ses dette s’enrichit… même si c’est avec de l’huile de coude !
 Sauf que Pierre, il n’a pas trop apprécié mon acolyte – mon alcoolique enfumé, c’est plus juste comme qualificatif.
Ça a commencé sur la terrasse : Môssieu c’est roulé un tarpé... C’est fun le tarpé.... Ça fait le mec cool... Et avec ses grandes boucles brunes, ses yeux bleus délavés qui regardent sans voir, des yeux qui naviguent dans le lointain, le regard de celui qui a dépassé les basses contingences de notre monde, mon toto avait toute la panoplie du piège à cons et à connes.
Bon, le Pierrot il en avait vu d’autres. Pensez donc, en station ! mais là, à la terrasse bondée de son bistrot, en plein Juillet, ça commençait moyen en guise de présentations. Là où il m’a soufflé, c’est lorsqu’il a commandé une bouteille de Crépy à quatre heures de l’après-midi. Puis une seconde une heure après, un petit tarpé de derrière les fagots en plus et Toto c’est transformé en ce qu’il est : un Tartarin des cimes... Et des oreilles pour écouter ses tartarinades ça n’a pas manqué : allons donc, en plein juillet un auditoire néophyte il n’y a qu’à se baisser pour en ramasser un… À tel point qu’à la troisième bouteille j’ai retrouvé le local de la plonge, local familier comme je l’ai déjà expliqué. Mieux valait, pour rien cette fois, laver les assiettes, les gamelles et faire des pluches que de subir plus longtemps la honte que sa présence m’imposait.

« —  Fais comme tu veux, moi je redescends chercher mon sac ».

 Ce mec est malade. La traversée que l’on vient d’effectuer est infranchissable dans l’autre sens, sauf à pitonner et à passer en "artif" et encore –  et de toute façon on n’a pas d’étriers, alors...
 Alors c’est simple : j’ai cinq ou six pitons, cinq coinceurs et une dizaine de dégaines ; avec ma corde je vais me faire une boucle d’environ dix mètres en guise d’auto-assurance et je vais continuer tout seul. Ça va me prendre du temps, monter en bout de boucle tout en posant pitons et coinceurs, me détacher, poser une corde fixe, descendre les récupérer ces pitons, coinceurs et dégaines, remonter en me hissant sur la corde, refaire ma boucle et ainsi de suite, de dix mètres en dix mètres… Je ne serai pas sorti de la voie ce soir, je suis parti pour un bivouac... Bast, en juillet les nuits ne sont pas froides, et puis il ne faut pas que je commence à penser à ça… Non, l’urgent c’est de me souvenir. De me souvenir de ce que je sais de cette paroi.
 Je ne suis pas dans la bonne voie, et il y a trois autres voies ici. J’en élimine une de suite, elle est sur l’éperon sud-ouest, bien à l’écart. Reste les deux autres. Allons : dans laquelle se trouve la traversée à la neuvième longueur sous un surplomb ? C’est marrant mais c’est toujours lorsqu’il faut se souvenir que rien ne vient....Ça me ramène à l’école, au tableau noir, à chercher combien font neuf fois sept...et les poésies...et les conjugaisons...aïe, aïe pense pas à ça.
 Ma blouse grise, l’odeur de la craie, les pupitres avec leurs encriers et le maître...Comment il s’appelait déjà ? Je revois son visage, sa règle qui m’a laissé de douloureux souvenirs au bout des doigts ; mais son nom ? non, rien, rien de rien... Ah oui : M. Marchand je crois bien... Ses moustaches en guidon de vélo et sa blouse bleu marine pleine de tâches. Il venait à vélo à l’école, un vieux biclou qu’il rangeait toujours contre le marronnier juste devant le préau ; même qu’un jour on lui avait crevé les pneus avec des épingles à nourrice et qu’on c’était fait prendre bien sûr... Merde ! ! ! pense pas à ça bon Dieu, la voie, rappelle toi ce que tu as lu à son sujet ! Rien, pas de souvenir....neuf fois sept ? heu....
 Et puis je culpabilise : laisser le Toto tout seul dans la traversée... Merde... Non, tant pis, quand on est con on est con : tout ça pour un appareil photo qui ne doit plus en avoir que le nom... Oh, oh, doit y avoir son hasch dans le sac aussi...Ça doit être ça, le hasch, ouais c’est ça, il veut récupérer son shit....quelle buse ce mec !
 Bon, et René, il ferait quoi René, il en penserait quoi ? René, il éclaterait de rire et il dirait : « En montagne on reste pas immobile, on monte ou on descend, mais on reste pas à gober les mouches, à bober à la lune... » Bien, vas-y... Oui mais... Y’a pas de « oui mais »...grimpe ! ! ! Oui mais le Toto tout seul dans la traversée... D’ailleurs il a commencé, ça pitonne sec par là-bas.
En réalité j’ai autant la trouille de continuer seul que je me culpabilise ; et si ça se trouve je ne culpabilise même pas du tout, j’ai juste besoin d’un prétexte pour le rejoindre... Et puis ça me revient, ça y est je me souviens, je me rappelle de tout, de tout ce que j’ai lu sur cette paroi : il n’y a pas de traversée sous un surplomb !...Alors... alors je suis en train de faire une première à mon insu ? une vraie, pas une dans le noyer de mon enfance ?
 J’ouvre une voie, moi... Dom... et tout seul qui plus est ! Une première en solitaire – enfin en partie, mais tout de même –  le saint Graal du grimpeur... Je vais avoir mon nom accolé à une voie, mon nom gravé au firmament des plus grands de l’alpinisme...
T’énerve pas mon gars, faut d’abord la sortir « ta » voie, parce qu’autrement ton nom gravé ce sera sur une pierre tombale que tu l'auras. Oh, oh... mais je vais trouver quoi plus haut ? parce que...c’est quand même pas bien normal qu’il n’y ait pas de voie ici, depuis le temps que j’entends que tout ce qui a pu être fait l’a été...
Zut et rezut, l’angoisse revient. "En montagne on reste pas immobile, on monte ou on descend". Oui c’est ça, merci René, j’y vais. Et qu’il se démerde seul le Toto : tout ça pour un bout de shit !...Et puis la gloire ça se partage pas, deux coqs dans un poulailler ça en fait un de trop. Plus besoin de prétexte, c’est : en avant toute…
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 Encore un lacet à droite et je sortirai de la forêt, de là je verrai l’hôtel de Pierre. Je marche en sifflotant, j’ai le cœur léger, j’ai déjà un nom pour ma voie, un nom à la con, c’est tendance, ce sera « le goret suspendu », en hommage à Toto... Il sera bien obligé de savoir que ça s’adresse à lui une fois que j’aurai raconté. Et puis mon topo, je l’ai déjà écrit, il est dans ma tête… Enfin, les neuf premières longueurs j’ai un peu de mal à me souvenir, mais les dix autres... Ah....les dix autres !... Peut-être même un article dans « Montagne magazine » ? Sûrement même ! Allons, dix-neuf longueurs cotée TD (très difficile) ça se claironne, au diable la modestie.
Tiens, Pierre est en terrasse, il balaye. Il me regarde, met une main au dessus de ses yeux pour mieux voir, hésite et puis se décide à marcher à ma rencontre. Je sifflote toujours, je vais la jouer modeste.
— Ben....qu’est-ce tu fais là ?  je croyais que tu étais redescendu ; du moins c’est ce que m’a dit ton pote.
—  Hein… mais tu parles de quoi Pierre ? »
—  Ben, ton pote...Il m’a dit que tu avais renoncé au pied de la voie, que tu te sentais pas, que tu étais redescendu droit dans le pierrier et que tu avais dû suivre la cascade pour rejoindre le parking. Du coup il a grimpé tout seul et il affirme avoir ouvert une nouvelle voie, une ED (extrêmement difficile) »
 Mon pote, comme il dit, il est en terrasse, une bouteille de Crépy devant lui son auditoire autour. En me voyant il se lève, vient vers moi en ouvrant grand ses bras et me dit :
« Sacrée journée, hein ?…»
 Et ça : sacré coup de boule hein ?... Toto est allongé et pisse le sang. Moi aussi je pisse le sang, je me suis ouvert le front sur ses dents. Mais putain, que ça fait du bien.

Ranta
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lundi 3 mai 2010

Une passante considérable (Sandro)


Il faisait chaud, trop chaud pour la saison.
Je crois bien que c'était un temps déraisonnable, comme le reste.
J'ai jeté un dernier coup d'œil circulaire à mon salon, un peu vieilli, un peu tapé.
Ce fut un chouette salon  design et art moderne, avec la table basse et la bibliothèque en verre dépoli entrelacé de fer forgé vert de gris. Une fleur artificielle violette en cristal, des choses comme cela. Du vieux moderne. Un disque d'Alain Bashung jeté sur le canapé, un ouvrage de Beckett encore ouvert. "Oh, les beaux jours", ça s'appelle. Aux éditions de Minuit. Ca ne s'invente pas. Il y a aussi des factures qui s'amoncellent et des radios pulmonaires entassées sous un vieux numéro des Inrockuptibles.

J'ai claqué la porte de l'appartement derrière moi et ça ne m'a rien fait de spécial.
Rien du tout, je vous dis.

Dans l'ascenseur, je me suis jeté un coup d’œil de travers dans le miroir, comme on en lance à ceux qu'on suspecte de préparer un mauvais coup.
J'ai mis un blouson léger de toile grise. Je sais pourquoi je porte celui-là et pas un autre, mais ça ne vous regarde pas.
Sur mon crâne glabre, j'ai vissé une casquette de cuir, qui me donne un air à mi-chemin entre Ticky Holgado et Hanna Schygulla dans "Lili Marleen". J'ai également des sourcils à la Nosferatu, c'est-à-dire que je n'en ai plus.

Et je suis sorti dans la rue, où j'ai tout pris de face comme le nageur imprudent boit la tasse: la chaleur de ce mois d'avril déraisonnable, les klaxons des voitures, les pétarades des scooters, les piétons qui courraient comme des fourmis après on ne sait quoi.

Je me suis dirigé vers le Parc Monceau par la rue de Prony.

Le lieu était plein comme un œuf et bruissait de piaillements divers, hommes, femmes, enfants et oiseaux entremêlés dans un concert anarchique et illisible. Par moments, tout de même, les rouges-gorges semblaient l'emporter sur le grincement des trottinettes.

J'ai marché doucement - car je transpire vite en ce moment - à la recherche d'un banc libre.
Je l'ai finalement trouvé, à l'ombre d'un kiosque à musique.
Dans ma poche intérieure, il y a une enveloppe blanche et vide. Au début, je voulais écrire une lettre, mais je me suis vite rendu compte que je n'avais plus grand monde à qui écrire. Les amis, la famille, j'ai trop marché derrière leur boite, avec parfois même pas de vent pour agiter les fleurs.
Alors non, pas de lettre.

J'ai laissé couler un peu de temps, en comptant jusqu'à cent . C'est mon cache-cache à moi, un jeu de hasard sans casino. A cinquante contre un, on perd. A cinquante, j'ai sorti de ma poche le sac plastic que m'a donné Tony. C'est un ami, Tony, même si nous ne nous donnons pas l'accolade pour un rien. Je sais que certains le tiennent pour quantité négligeable, mais moi je sais qu'on se comprend sans se parler, et c'est ce qui m'importe.

Hier soir, il est venu prendre un café chez moi, en s'excusant de ne pas pouvoir rester. En partant, il a juste déposé un sac plastic sur la table basse en murmurant : "le truc que tu m'avais demandé".
Puis il est parti en mimant le salut militaire américain, du moins une version libre un peu stylisée, parce qu'il faut bien dire que Tony, c'est un artiste.
Et voilà, le sac et son contenu sont à présent dans mes mains moites sur ce banc vermoulu, je regarde autour de moi avec l'air de celui à qui on ne la fait pas derrière mes lunettes de soleil. Pendant que mes yeux fixent un massif de rhododendrons, mes doigts déchiffrent la crosse du revolver, lisent les renflements du barillet, suivent le canon et son cran de mire final.
Bien sur ce n'est pas très sérieux de faire ça au parc Monceau, avec tous ces gosses qui jouent, mais est-ce que la vie m'a pris au sérieux, moi?

Je comptais toujours. A soixante six, elle est rentrée dans mon champ de vision, évidente et improbable .
Une jeune femme très brune avec une robe trop blanche qui faisait mal aux yeux, fine comme liane, déliée et souple. Un visage indéchiffrable, un corps flou.

Elle a ondulé au ralenti, comme les rideaux bougent lorsqu'on laisse la fenêtre ouverte.

Elle a avisé un bref instant un banc où se bousculaient des enfants aux doigts chocolatés et à la frimousse barbouillée de confiture.
Puis elle a vaguement porté le regard vers un couple de vieux qui prenait le soleil, avec des yeux octogonaux de lézards brésiliens. Mais elle s'est ravisée.

Et enfin, de guerre lasse, elle a conduit ses pas vers mon banc. Ses pas que j'ai compté. Quatre.
Puis trois, deux, un et elle était devant moi, palpable comme un coup de poing, avec une moue vaguement écœurée, un peu lasse.

Elle m'a inspectée de bas en haut, puis l'inverse.
Résignée, elle s'est assise à mes cotés, après un regard furtif à l'état de propreté du banc, jaugeant son impact potentiel sur sa robe de popeline blanche.

Elle s'est posée comme seuls les chats le font, en souplesse et de travers, après avoir fait le tour de l'endroit.
C'était une féline, c'est sûr. J'ai presque senti la griffure.

Je tentais de respirer calmement, en décomposant bien le mouvement, comme un bon maître-nageur l'enseigne à ceux qui vont se noyer.

J'avais toujours la main fermée comme une huître sur la crosse du Ruger, une main un peu moite à présent, avec mon geste figé dans le mouvement comme un patineur gelé sur la glace des ralentis télévisuels. Plus moyen de lâcher ce truc, la raison de tout cela. Je n'entendais plus de bruits, plus rien, même pas raison.

J'étais résolument muet, comme le sont les douleurs ou les fous qui ont renoncé à dire ce qui leur arrive. Du temps a coulé, je ne saurais dire combien, ça fuyait comme une baignoire folle qui déborde.

Et contre toute attente, c'est elle qui a parlé.
Sans tourner la tête, les yeux droit devant.
Elle a dit tranquillement :

-"Il fait chaud pour un lundi".

J'ai hoché gravement la tête, en mimant celui qui comprend. Cette phrase m'apparut d'une profondeur et d'une pertinence incontestables, mâtinée d'un humour qui ne souffrait aucune réplique.
C'est tout ce qu'elle a dit. Et puis elle s'est levée, s'est éloignée en ondulant de la croupe et de la robe, ses minces mollets bronzés luttant pour ne pas tordre ses talons hauts sur le gravier inégal.

"Il fait chaud pour un lundi". C'est tout ce qu'elle a dit, mais il est vrai qu'il n'y avait rien d'autre à dire.

Ce fut une passante considérable.

J'ai avisé mon sac plastic, je l'ai fourré sous mon blouson et me suis levé à mon tour, lentement et sans trop y croire.
Je me suis regardé marcher dans le parc vers les grilles de la sortie.
Je sais que je reviendrai demain.
A la fraîche.



                                                                                                       Sandro

samedi 17 avril 2010

La confession (F. Spassky)



Avec l’âge, la durée de la messe matinale en rite byzantin devenait une souffrance pour le Père Grigori. Aussi, à présent qu’elle était terminée, savourait-il avec soulagement un peu de repos en prenant son petit déjeuner.
Tout en mangeant il regardait par la fenêtre le cimetière aux allées encore vides de visiteurs. Un joli soleil brillait au-dessus de ses pensionnaires défunts et le ciel d’Ile-de-France semblait comme nettoyé de tout nuage. En souriant dans sa barbe, le pope se plut à imaginer l’archange Gabriel en train de se livrer à ce travail, armé d’une sorte de gigantesque éponge divine…
Le café lui fit du bien et il apprécia la tartine de miel, ses forces lui revinrent peu à peu. Il rangea les traces de sa collation et s’en fut toquer chez le comte Savinkov, qui gérait l’administration : quatre enterrements aujourd’hui. Évidemment, dans l’église attenante à un cimetière, que pouvait-il y avoir d’autre, à part la messe dominicale pour les rares orthodoxes de la région ? Il aurait bien aimé, pourtant, ne serait-ce que de temps en temps, prononcer pour un bébé cet exorcisme qui accompagnait, au cours du baptême, son entrée au sein de la communauté des croyants… Un regret sans doute que le Seigneur n’ait pas béni son union avec Prascovie dont la santé fragile les avait privés d’enfants. Il soupira : premier enterrement à 10 h, il avait largement le temps de préparer la chapelle et de rendre visite, comme tous les jours, à son épouse.
Lorsqu’il sortit en trottinant de l’église, le cimetière était déjà ouvert au public. Il voyait arriver les familles venues fleurir les tombes, généralement armées d’un seau, d’un arrosoir et de quelques petits outils de jardinage. Quelques touristes également, cherchant les tombes des gens célèbres. Ceux qui croisaient sa haute silhouette en soutane le saluaient, lui demandaient parfois sa bénédiction. Le Père Grigori s’exécutait, échangeait quelques mots avec ceux qu’il connaissait, tantôt en russe, tantôt en français.

Tous les matins, en faisant son tour, il tenait à s’assurer du bien-être de toutes ces âmes qui lui avaient été confiées. Il aimait les imaginer comme autant de petites flammes flottant au-dessus de chaque tombe…
Il avait son itinéraire, qu’il modifiait parfois au fur et à mesure des nouveaux « arrivants ». Depuis quelques mois il commençait par la tombe toute fraîche d’Ivan Bounine, puis celle du Père Boulgakov, celui qui avait été son père spirituel. De là, il bifurquait jusqu’à celle du prince Youssoupov, s’arrêtait un moment et suppliait le Seigneur d’accorder au criminel le repos de son âme. Il passait ensuite devant le monument de Gallipoli, puis le carré cosaque, songeant à la douleur des combattants vaincus, venus mourir si loin de chez eux. Il ne manquait pas non plus de venir saluer son ami le prince Lvov et sa grandeur d’âme. Enfin, il s’asseyait sur le petit banc qui jouxtait la tombe de Prascovie Nataliévna et se reposait. Un grand bouleau faisait descendre ses branches presqu’à terre et cachait un peu ce coin de Russie planté en terre française. Seuls des oiseaux qui piaillaient troublaient le silence léger qui planait sur le cimetière.
La tombe de la défunte épouse du Père Grigori était toute simple : une butte de terre plantée de fleurs surmontée d’une croix orthodoxe en bois, avec un logement pour mettre une veilleuse à huile. Il restait là à méditer un moment, lui racontant sa vie de prêtre devenue tellement plus dure depuis qu’elle était partie.

Ce jour-là, il était perdu dans ses pensées lorsqu’il entrevit entre les branches qui le dissimulaient quelqu’un qui s’approchait d’une tombe à trois emplacements de là, sur la gauche. C’était un homme grand, immense même, un colosse, blond, la soixantaine peut-être, qui marchait en boitant. Un moment, il tourna la tête dans la direction où était assis le prêtre comme pour vérifier qu’il était seul. Le Père Grigori entrevit l’épouvantable balafre sur la joue ( un coup de sabre ?) et les étranges yeux bleus, d’un bleu tellement pâle qu’ils semblaient blancs, comme ceux d’un aveugle. Cet homme-là, il ne l’avait jamais vu ; le Père Grigori qui avait une mémoire remarquable, malgré ses presque quatre-vingts ans, en était sûr. Peut-être venait-il rarement, ou à des heures où le prêtre était occupé ? Mais, de toutes manières il ne pouvait connaître tous les visiteurs de ce cimetière…

Retournant à ses pensées, il se rappela combien Prascovie avait été dévouée, aimante et trouva, encore plus que d’habitude, les catholiques cruels d’imposer le célibat à leurs prêtres. Cruels et stupides : comment témoigner de l’amour du prochain en se privant de celui du plus prochain qui soit, à savoir celui d’une femme ? Il manquera toujours une dimension humaine au sacerdoce catholique, songea-t-il : celle de la chair. Cette chair que les catholiques sont obligés de réprimer ou de sublimer dans une esthétique plus ou moins païenne… 
Le Père Grigori en était là de ses réflexions, lorsqu’elles furent interrompues par le bruit de sanglots.
C’était l’homme d’à côté qui pleurait. Il était assis sur la tombe en ciment et le prêtre voyait  ses épaules se soulever spasmodiquement.
Habitué aux douleurs qui accompagnent les deuils, le Père Grigori savait en général trouver les mots du réconfort. Mais là, quelque chose le retint de se lever. Sans doute avait-il noté inconsciemment que l’homme, lorsqu’il s’était approché de la tombe, ne s’était pas signé et il en avait déduit que le secours de la religion ne serait peut-être pas le bienvenu… 
Plus que les pleurs eux-mêmes, c’était leur incongruité par rapport à ce que le prêtre avait perçu de l’homme qui le mettait mal à l’aise : le regard, l’allure, la force qui se dégageait de sa personne, la blessure au visage et la claudication, le Père soupçonna un militaire, un dur qui avait dû connaître des souffrances extrêmes. Quelle douleur pouvait mettre un homme pareil dans cet état ?
Mentalement le Père Grigori esquissa une bénédiction vers ce paroissien étrange et, après un salut à son épouse, quitta discrètement son abri et se dirigea vers la chapelle se préparer à célébrer son premier enterrement de la journée.
Le chœur commandé par la famille était déjà là et le diacre Alexandre aussi.

Ce diacre était célèbre dans le milieu russe de Paris : chétif et rabougri, il semblait âgé de plus de cent ans, se déplaçait avec difficulté et oscillait dangereusement lors des longues cérémonies orthodoxes, au point que les fidèles se tenaient en permanence prêts à le ramasser, tant il semblait devoir s’écrouler au premier souffle de vent. Mais cette impression ne durait que jusqu’à sa première intervention vocale chantée où l’on entendait alors une énorme et stupéfiante voix de basse, profonde et puissante comme un tremblement de terre, sortir de ce corps malingre et souffreteux. Ce qui immanquablement faisait naître des sourires dans l’assistance.
Cette cérémonie ne dérogea pas à la règle. Elle se déroula, majestueuse et belle. Et lorsque le chœur entonna «  Le repos au côté des saints… » bien peu purent résister à l’émotion.
On enterrait une dame âgée, une comtesse Almazine, personnalité en vue du milieu russe. L’assistance était nombreuse ; on manquait de place à l’intérieur de la chapelle et une partie était obligée de rester dehors. On finit par fermer le cercueil et l’emporter : une procession se forma jusqu’à l’endroit de la mise en terre.
Les cérémonies terminées, le Père Grigori s’attarda longuement avec la famille et les proches, et lorsqu’il revint vers la sacristie pour enlever ses vêtements sacerdotaux tout le monde était déjà parti.
C’est en faisant un dernier tour dans la chapelle qu’il croyait vide qu’il l’aperçut. L’homme à la balafre et au regard délavé était là.

Il salua le Père Grigori de la tête :
Batiouchka, je voudrais me confesser…
— Les confessions ont normalement lieu le mardi et le samedi de 14h à 19h.
— S’il vous plaît…
— C’est donc si urgent ? À quand remonte votre dernière confession ?
— Je ne sais pas. Peut-être il y a cinquante ans…
Cela n’étonna qu’à moitié le prêtre. Il fut tenté de surseoir à un entretien qu’il devinait long et compliqué, mais il se ravisa, percevant confusément comme l’imminence d’un danger sur cet homme.
—  Je vois… Êtes-vous croyant au moins ?
— Non, mon Père..  Enfin, je ne sais pas…
— Vous rappelez-vous ce qu’est la confession et à quoi elle sert ?
— À se faire absoudre de ses péchés ?
— Alors approchez… Quel est votre prénom ?
— Procope…  Procope Fédorovitch.
Le Père Grigori s’approcha de l’une des grandes icônes du Christ de la chapelle, se décala sur le côté en lui tournant le dos :
— Agenouillez-vous face à moi et à l’icône, lui dit-il.
« Enfant bien-aimé dans le Saint Esprit, Procope Fédorovitch, commença le prêtre, tu as bien fait de venir à la sainte pénitence : par elle, en effet, comme en un baptistère spirituel, tu laveras les péchés de ton âme et tu seras guéri, comme par une médecine céleste … »
Lorsque le prêtre eut terminé les prières qui, dans le rite, étaient destinées à préparer le pénitent à la confession, il lui posa la main sur sa tête :
— Qu’avez-vous donc de si urgent à confesser qui ne pouvait attendre après une vie entière sans absolution ? 
— Mon Père, j’ai tué un homme hier.
Le Père Grigori avala difficilement sa salive :
— Et qui était cet homme?
— Cet homme avait massacré ma mère, mon père, mon grand-père et rendu folle ma sœur.
— Racontez, mon fils…
— C’était au début de la guerre civile dans mon village en Ukraine, chez les Zaporogues… Dans la région on était tous pour Makhno.
— (Seigneur-Dieu, pensa le Prêtre, un anarchiste ! )
— Le Batko  menait la vie dure aux blancs sur leurs arrières, empêchant Denikine de marcher sur Moscou. Alors le général a ordonné que l’on « fasse un exemple » dans cette population qui cachait, renseignait et protégeait les anarchistes. Un matin un détachement de junkers est arrivé très tôt dans notre village. Nos combattants étaient absents, en campagne contre les blancs, seuls étaient restés quelques blessés dont mon père, les vieux, les enfants et les femmes. Ils ont fait sortir tout le monde des maisons et nous ont rassemblés sur la place du moulin. Puis ils ont dressé dix pieux pointus dont ils ont enduit les extrémités de graisse. L’officier qui les commandait, un type avec des traits asiates, est passé parmi nous sans descendre de cheval et il a choisi dix personnes : « toi », « toi »…. Les junkers s’en sont emparées, les ont empalées sur les pieux et nous ont obligés à assister à leur mort. Il y avait parmi les suppliciés mon père, ma mère et mon grand-père… Ils ont agonisé longtemps. Ensuite ils ont choisi des femmes jeunes et les ont violées. Mais l’officier a aussi pris ma sœur. Treize ans… Tout le détachement lui est passé sur le corps, plusieurs fois ; cela a duré toute la matinée…
— Des blancs ont fait cela ?
— Oui mon Père. Au village de Poulkovine, dans la matinée du 3 mars 1919. On a raconté des blagues sur les aristos, leur sens de l’honneur, leur combat « au nom du Tsar et de Dieu ». Tu parles… À la vérité, ils étaient d’une cruauté abominable, pire que les bolcheviks ! Chez nous on fusillait et on décapitait au sabre les gens importants, les exploiteurs, les chefs, les officiers, mais jamais le Batko Makhno n’aurait permis de telles cruautés, surtout sur des gens du peuple !
(Peut-être bien quelques prêtres aussi, pensa le Père Grigori). Ensuite ?
— Avant de partir ils ont égorgé tout le bétail, tracé au couteau dans la chair des cadavres la lettre « A » pour « anarchistes » et mis le feu aux maisons. Lorsque nos combattants sont revenus au village, quelques jours après, ils étaient loin et il était trop tard pour les poursuivre. Ma sœur avait perdu la raison : elle ne reconnaissait plus personne à part moi, ne parlait plus, restait prostrée dans un coin, mangeait à peine. Le Batko a appris mon histoire, il est venu me parler au village et m’a proposé de confier Maroussia à l’une de ses tantes, dans son village de Goulaï Polié. Elle y est restée pendant toute la durée de la guerre civile. Comme à quinze ans j’étais déjà très grand et fort, il m’a pris avec lui ; j’ai fait partie de la centaine de cavaliers qui constituaient sa garde personnelle. Durant toutes ces campagnes, à chaque combat, j’ai cherché l’officier blanc aux traits asiates : j’examinais les cadavres, j’interrogeais les prisonniers, en vain. Personne ne semblait connaître cet homme.
— Comment la guerre civile s’est-elle terminée pour vous ?
— Après notre victoire sur les blancs en Crimée, les bolcheviks ont lancé l’armée rouge sur nous dans l’espoir de liquider le mouvement anarchiste ukrainien. Lorsqu’ils sont parvenus aux environs de Goulaï Polié pour tenter de capturer ou tuer Makhno, le Batko qui se remettait de blessures et n’avait pas participé à la prise de la Crimée, a ordonné l’évacuation des civils qui le souhaitaient et la retraite en combattant. De ce jour je n’ai pas quitté Maroussia d’une semelle ; à un contre mille nous leur avons infligé de nombreuses défaites, mais leurs réserves en hommes semblaient infinies. Ils ont jeté contre nous les régiments lettons, puis sibériens. Nous avons fini par céder, mais réussi à passer en Pologne où tout le monde s’est dispersé. Le Batko a été fait prisonnier. Ma sœur et moi nous sommes cachés en Pologne, puis avons traversé clandestinement la frontière allemande. Depuis l’Allemagne, nous avons réussi à entrer en contact avec les anarchistes français, les mêmes qui s’occuperont plus tard du retour de Makhno. Grâce à leur aide, et leur intervention auprès des ministres socialistes du cartel des gauches nous avons pu entrer légalement en France en 1924.
— Aviez-vous toujours la vengeance dans le cœur ?
— J’aurais sans doute réussi à tirer un trait sur ces années terribles, mais j’avais en permanence sous les yeux Maroussia qui perdait tous les jours un peu de son humanité. Son état ne faisait qu’empirer et personne ne pouvait la soigner. Elle passait d’un état d’apathie complète à des crises de folie où elle cherchait se mutiler. Les personnes qui ont essayé de m’aider au début ont fini par renoncer, c’était trop dur. Et à aucun prix je ne voulais qu’elle aille dans un asile de fous. On n’aurait rien fait d’autre que de lui infliger des souffrances inutiles, des électrochocs et je ne sais quoi. J’avais trouvé un travail d’ouvrier chez Panhard-Levassor à Ivry. Pour pouvoir aller à l’usine j’étais obligé tous les matins d’attacher Maroussia sur son lit et de la bâillonner pour que les voisins n’entendent pas ses cris. Et chaque fois qu’en rentrant je la délivrais, que j’essayais de l’apaiser, que je la lavais de ses saletés, je revoyais le visage de cet officier, mon Père. Et ma haine restait intacte.
— Continuez mon fils, murmura le Père Grigori dans un souffle…
— En 39, à cause de ma sœur, j’ai été considéré comme soutien de famille et je n’ai pas été mobilisé. Lorsque la France a capitulé, j’ai décidé que nous partirions en zone libre. Nous avons vécu dans un village des Corbières chez un viticulteur sympathisant du mouvement anarchiste. Ce furent de belles années, malgré la guerre. Les plus belles que j’ai connues.
— Pourquoi cela ?
— Parce que Maroussia s’est mise à aller mieux. Est-ce à cause de la campagne, du grand air, du climat du midi ou du fait que je ne la laissais plus seule ? mais elle a commencé à sortir de sa prison mentale et s’intéresser à ce qui se passait autour d’elle. Un jour, un chaton égaré est venu se réfugier dans ses bras. Je crois que cela a été le déclic : je l’ai vue tout à coup rire pour la première fois depuis des années. Ils se sont adoptés mutuellement et ne se quittaient plus. Une espèce de miracle s’est produit. Elle ne parlait toujours pas vraiment mais commençait à communiquer un peu : quelques mots, des gestes, des expressions… Chez ce viticulteur il y avait pas mal de passage, beaucoup d’anarchistes espagnols. Contre le gîte et le couvert, tout le monde travaillait sur le domaine. Outre la vigne, il y avait un grand potager, un verger, un poulailler, des lapins… Maroussia s’y est mise aussi faisant de son mieux. 
— Mais, votre sœur allant mieux, aviez-vous toujours le désir de vengeance ?
— Elle restait très fragile. Régulièrement le spectre de cet homme réapparaissait  : si je n’étais pas à proximité immédiate, aucun homme qu’elle ne connaissait pas ne pouvait l’approcher à moins de dix mètres sans qu’elle se mette à hurler de terreur, se griffer le visage…
— Vous-même n’avez-vous pas songé à prendre une épouse ?
— Oh, vous savez, les femmes qui se sont approchées de moi se sont enfuies en courant lorsqu’elles ont compris la charge que représentait ma sœur…
— Est-ce la seule raison, mon fils, dit doucement le Père Grigori ?
— La vérité, c’est qu’il n’y avait pas de place dans mon cœur et dans ma tête pour une autre femme. Elle était belle, vous ne pouvez pas savoir, même aux pires moments de sa maladie, lorsqu’elle avait ce regard totalement éteint... Et pour une raison mystérieuse, elle ne vieillissait pas. À quarante ans passés elle ressemblait à une jeune fille : pas une ride, pas un cheveu blanc, des chairs fermes, un teint de pêche… Dès que j’avais un peu d’argent je lui achetais tous les vêtements que je pouvais pour qu’elle soit belle.
— Vos pensées vis-à-vis d’elle, étaient-elles toujours pures ?
L’homme marqua un silence, puis :
— Pas toujours, mon Père, je l’avoue…
— Vos pensées seulement, insista impitoyablement le prêtre  ?
— Seulement les pensées…
— Continuez…
— Nous sommes restés encore deux ans dans les Corbières après le fin de la guerre ; le viticulteur et son épouse étaient devenus nos amis. Malheureusement, ils sont morts en voiture tous les deux dans un accident stupide. Leurs enfants n’ont plus voulu de nous sur la propriété et je suis revenu avec Maroussia à Paris. J’ai trouvé un tout petit appartement à louer dans le XIXe arrondissement et un travail comme veilleur de nuit dans un entrepôt de tapis d’orient. À condition de ne pas sortir, ma sœur pouvait rester seule et la concierge de l’immeuble, une brave femme, s’occupait elle.
— Vous avez fini par retrouver l’officier blanc, c’est ça ?
— Oui, mon Père. Si le temps le permettait, les jours de repos, j’emmenais souvent Maroussia se promener aux Buttes-Chaumont. Et un jour c’est arrivé : alors qu’elle me tenait le bras, au détour d’une allée, elle s’est tout à coup mise à hurler en voyant arriver en face un couple et en désignant l’homme du doigt. Comme elle, je l’ai reconnu immédiatement, sa raideur militaire et ses traits d’asiate malgré ses trente ans de plus. Il n’avait pas changé, juste le crâne qui s’était dégarni. Je l’aurais reconnu même en enfer… Mais voilà, Maroussia terrorisée m’avait lâché le bras et s’était enfuie ; rapidement je ne l’ai plus vue et je me suis mis à courir pour essayer de la rattraper, plantant là le couple étonné. Je vous ai dit que Maroussia ne vieillissait pas : elle courait comme un lapin, alors que moi j’étais handicapé par une vieille blessure. J’ai dû faire le tour des Buttes-Chaumont avant de voir l’attroupement dans la rue de Botzaris. Le corps disloqué de Maroussia gisait sous un camion de déménagement dans une mare de sang… La police était là, le chauffeur gémissait  : « elle s’est jetée sous mes roues, je n’ai rien pu faire..».

L’homme se tut.
— Poursuivez mon fils, poursuivez…
— Elle est enterrée ici, dans ce cimetière…
— Et ensuite ?
— Ensuite je suis retourné tous les dimanches aux Buttes-Chaumont dans l’espoir de le revoir. Et de le tuer… Je dois vous avouer, mon Père, j’ai prié le Seigneur, je l’ai supplié de me permettre de le retrouver. Et il a fini par exaucer mes prières au bout de quatre ans..
— Blasphème !… Seul le diable peut encourager un tel dessein ! Et comment cela s’est-il terminé ?…
— Je l’ai enfin aperçu un dimanche et l’ai suivi discrètement jusqu’à chez lui. Il habitait un immeuble de la rue de Flandres. Alors je l’ai surveillé régulièrement, attendant l’occasion favorable… Et elle s’est enfin présentée hier soir : il est sorti se promener, seul, jusqu’au canal de l’Ourcq. Sur les quais, à cet endroit, la nuit, c’est désert et mal éclairé. Je suis arrivé derrière lui, je l’ai étranglé avec les mains, il n’a même pas eu le temps de crier. J’ai jeté son corps dans le canal ; à peu près à la hauteur du pont levant.
— Qu’avez-vous ressenti ?
— Un soulagement… Et un grand vide aussi : cette fois Maroussia était vraiment morte…

L’homme se tut à nouveau. Un long silence s’installa ; le prêtre, désemparé, jeta un coup d’œil circulaire aux icônes, semblant quêter leur aide. Elles étaient là dans la pénombre dorée de la chapelle comme autant de présences visibles et invisibles. L’homme sanglotait à nouveau. Le Père Grigori médita un moment.
— Je pense, mon fils, que vous avez assez souffert, aussi je vais vous donner l’absolution. Au regard de Dieu vous serez quitte, mais pas vis à vis de la justice des hommes, souvenez-vous en. "Que Jésus Christ, notre Seigneur et notre Dieu, par sa grâce, sa miséricorde et son amour pour les hommes, te pardonne, mon enfant, Procope Fédorovitch, toutes tes fautes ; et moi, son indigne prêtre, par le pouvoir qu'il m'a donné, je te pardonne tous tes péchés et je t'en absous, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Amen." Va désormais…

L’homme sortit de la chapelle et le Père Grigori le regarda s’éloigner : l’assassin de Petlioura a bien été acquitté, pensa-t-il…

Quelques temps plus tard, le même jour, le 12 mai 1957, on retrouva dans le canal de l’Ourcq le cadavre d’un certain Timour Oussov, ancien officier dans l’armée blanche, mort par strangulation, et dans un appartement du XIXe arrondissement celui d’un autre Russe émigré du nom de Procope Koulpine, suicidé d’un coup de revolver. On ne put jamais élucider la mort du premier ni comprendre les raisons du geste du second. Et personne ne fit de lien entre ces deux morts.
Seul un prêtre orthodoxe de Sainte-Geneviève-des-Bois aurait pu l'établir. Mais il était tenu par le secret de la confession.


Fréderic Spassky.


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Photo : Kiji, Russie par Toche

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